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Introduction

Published online by Cambridge University Press:  28 August 2020

OLIVIA SULTANESCU*
Affiliation:
Université de Chicago
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Résumé

Dans Donald Davidson's Triangulation Argument: A Philosophical Inquiry, Robert H. Myers et Claudine Verheggen offrent une élucidation ainsi qu'une édification de l'argument de la triangulation avancé par Donald Davidson. Cet article est une introduction à un symposium consacré à leur développement de cet argument. Le symposium a débuté en 2018 en tant que table ronde réunissant les auteurs et des critiques lors du congrès annuel de l'Association canadienne de philosophie, et comprend les réponses de trois critiques, Kirk Ludwig, Alexander Miller et Paul Hurley, suivies des répliques de Verheggen et Myers. J'offre ici un bref aperçu de chacune des deux parties du livre et une esquisse des questions posées par les critiques.

Type
Book Symposium: Donald Davidson's Triangulation Argument
Copyright
Copyright © The Author(s), 2020. Published by Cambridge University Press on behalf of the Canadian Philosophical Association/l'Association canadienne de philosophie

1. L'idée de triangulation, c'est-à-dire l'interaction entre deux individus et certains aspects de l'environnement qui les entoure, occupe une place centrale dans les réflexions développées par Donald Davidson durant la deuxième partie de sa carrière philosophique. Néanmoins, la plupart des réactions à son œuvre négligent cette idée ou déforment le rôle qu'elle joue dans sa pensée. Robert H. Myers et Claudine Verheggen ont écrit un livre qui rectifie cette situation; ils y offrent une élucidation ainsi qu'une édification de l'argument de la triangulation. Ils démontrent non seulement que l'argument est en parfaite continuité avec les articles précédents de Davidson concernant l'interprétation radicale, mais aussi qu'il légitime des suppositions qu'il avait faites dans ces articles; cet argument est donc indispensable pour apprécier la vision tout à fait systématique de Davidson. De plus, Myers et Verheggen révèlent la pertinence de l'argument de la triangulation pour un large éventail de questions examinées par la philosophie contemporaine. Ce numéro spécial, qui a débuté en 2018 sous la forme d'une table ronde réunissant les auteurs et des critiques lors du congrès annuel de l'Association canadienne de philosophie à Montréal, est consacré à leur développement de l'argument de la triangulation. Il présente les articles de trois critiques, Kirk Ludwig, Alexander Miller et Paul Hurley, suivis des réponses de Verheggen et Myers. Miller aborde la première partie du livre, écrite par Verheggen, tandis que Hurley aborde la deuxième partie, écrite par Myers. Ludwig, quant à lui, aborde les deux parties. J'offrirai un bref aperçu de chacune des deux parties du livre; chaque aperçu sera suivi d'une esquisse des questions posées par les critiques.

2. Dans la première partie du livre, Verheggen explique en détail l'argument de la triangulation et le défend contre les principales objections qui ont été formulées à son encontre. La question centrale qui préoccupe Verheggen est la suivante : qu'est-ce qui rend possible le langage et la pensée? Plus précisément, qu'est-ce qui rend possible la détermination des conditions de correction, essentielles au langage et à la pensée? J'appellerai cela «la question constitutive». Verheggen maintient que l'argument de la triangulation établit que l'idée de triangulation — c'est-à-dire l'idée d'interaction répétée avec un autre individu et des éléments de l'environnement qui entoure les interlocuteurs — est un ingrédient nécessaire à toute réponse acceptable à cette question. Seul un individu qui a triangulé peut avoir un langage et des pensées. Il n'entre pas dans mon propos d'offrir une reconstruction complète de l'interprétation de l'argument offerte par Verheggen. Je me limiterai à indiquer pourquoi cette interprétation est unique, et pourquoi le type de non-réductionnisme sémantique qui en découle est tout à fait inédit.

D'habitude, les remarques de Davidson portant sur l'idée de triangulation sont considérées comme révélant deux arguments distincts, l'un soutenant la thèse selon laquelle la triangulation est nécessaire pour la détermination de la signification et du contenu, l'autre soutenant la thèse selon laquelle la triangulation est nécessaire pour la possession du concept d'objectivité. Verheggen maintient que, selon Davidson, la détermination de la signification et du contenu — plus précisément, la détermination des conditions de correction — exige l'appréciation, par l'individu, de la distinction entre correction et erreur, et donc la possession du concept d'objectivité. Posséder ce concept exige, à son tour, que l'individu interagisse linguistiquement avec un autre individu et, simultanément, avec leur environnement commun. Ce n'est que par de telles interactions triangulaires que les éléments de cet environnement peuvent être activement distingués par les individus et devenir ainsi des objets de pensée et de parole. Ainsi, Verheggen montre qu'il n'y a qu'un seul argument de la triangulation, qui vise à établir un lien nécessaire entre la détermination des conditions de correction qui gouvernent les paroles et les pensées d'un agent et la possession du concept d'objectivité par cet agent.

On pourrait soutenir que la réponse à la question constitutive est circulaire, étant donné qu'elle suggère que ce qui détermine les conditions de correction doit d'une certaine façon déjà impliquer de telles conditions. Or l'argument, tel que le reconstruit Verheggen, révèle également pourquoi la circularité ne peut pas être complètement évitée, et pourquoi toute conception réductionniste de la signification est vouée à l’échec. De plus, ce qui distingue la conception de Verheggen, c'est que son aspect non-réductionniste découle du fait qu'elle prend au sérieux la question constitutive et la confronte de front plutôt que de la diagnostiquer comme erronée et de la rejeter. La conception défendue par Verheggen diffère donc des autres positions non-réductionnistes, telles que celles défendues par John McDowell et Barry Stroud, selon lesquelles tout ce que l'on peut dire sur la nature de la signification, c'est que nos mots ont les significations qu'ils ont en raison de ce que nous signifions en les employant. En effet, Verheggen développe une vision non-réductionniste constructive, par opposition à une vision quiétiste, qui vise à démontrer qu'il y a un lien nécessaire entre, d'une part, la possession du langage et des pensées, et d'autre part l'engagement dans des interactions triangulaires avec un autre individu et des éléments de l'environnement qui les entoure. Cette conception offre des ressources qui permettent d’éclaircir plusieurs débats contemporains.

L'un de ces débats concerne la normativité de la signification. La réponse de Verheggen à la question constitutive révèle que la signification est doublement normative, bien qu'en aucun cas la normativité ne soit catégorique. Premièrement, la conception de Verheggen indique que si une locutrice signifie quelque chose par ses mots, elle a nécessairement fait la distinction, à certaines occasions au moins, entre des applications correctes et incorrectes de ces mots, et qu'elle a donc des attitudes normatives à l’égard de l'utilisation des mots. Ces attitudes, toutefois, sont des attitudes sémantiques, plutôt que des attitudes pré-sémantiques de normativité primitive du type avancé par Hannah Ginsborg. Deuxièmement, les locutrices elles-mêmes contribuent à la constitution des conditions de correction essentielles à la signification de leurs expressions. Cela suggère ensuite qu'une locutrice ne peut être indifférente à ces conditions, ni aux prescriptions hypothétiques qui peuvent en être dérivées, sans les compromettre. Selon Verheggen, c'est ce qui distingue le phénomène de la signification des autres phénomènes naturels (auxquels nous pouvons être indifférents sans que leur existence en soit pour autant menacée) d'une manière qui nous permet de le qualifier de normatif.

Un autre débat concerne l'externalisme, la thèse selon laquelle les significations de nos expressions et les contenus de nos pensées dépendent, en partie, de facteurs externes. Selon Verheggen, la thèse externaliste défendue par Davidson diffère des autres thèses externalistes, y compris celles défendues par Hilary Putnam et Tyler Burge, ainsi que par des interprètes de Ludwig Wittgenstein tels que Saul Kripke et Meredith Williams. L'externalisme de Davidson combine l’élément physique à un élément social en soutenant que les interactions avec le monde extérieur et avec un autre individu sont nécessaires à la détermination de la signification. De plus, l'aspect physique de la conception externaliste est fondé sur son aspect social, car les éléments de l'environnement ne peuvent jouer aucun rôle s'ils ne sont pas rendus déterminés dans des échanges triangulaires. Cela montre, contrairement à ce que soutient Putnam, que les facteurs externes qui déterminent la signification n'appartiennent pas nécessairement à la microstructure de l'environnement. Cela montre également, contrairement à ce qu'avance Burge, que ce qu'une personne signifie par ses expressions ne correspond pas nécessairement à ce que ces expressions signifient dans sa communauté linguistique. L'externalisme social de Davidson est donc interpersonnel plutôt que communautaire.

Verheggen souligne aussi le résultat anti-sceptique de l'argument de la triangulation. Le sceptique cartésien s'appuie sur l'hypothèse qu'il est possible qu'un individu ait les croyances qu'il a et que le monde soit totalement différent de ce que ces croyances indiquent. Mais la théorie du contenu qui découle de l'argument de la triangulation révèle que cette hypothèse est fausse. Si les contenus de nos croyances fondamentales sont nécessairement déterminés par leurs causes externes, ces croyances ne peuvent pas en même temps avoir des contenus et être largement fausses. Verheggen maintient que nos croyances doivent être généralement véridiques, contre Stroud, qui soutient que tout ce que Davidson a le droit de maintenir, c'est que nous attribuons généralement des croyances que nous estimons véridiques. Elle maintient aussi que nos croyances sur l'environnement sont justifiées, contre McDowell, qui critique Davidson à cet égard. Même si nos croyances sont, comme le souligne McDowell, le produit de l'influence causale de l'environnement, une telle influence ne peut fournir du contenu que si elle est conceptualisée d'une manière déterminée par des agents triangulateurs. Les causes qui fournissent les contenus de nos croyances justifient en même temps ces croyances.

L'argument de la triangulation indique la raison pour laquelle aucun facteur interne, qu'il soit mental ou physique, ne peut contribuer à la détermination de la signification, étant donné qu'on ne peut pas trianguler sur un facteur interne. Ainsi, l'argument rend légitime non seulement son point de départ externaliste, mais aussi des thèses davidsoniennes plus anciennes, telles que la thèse selon laquelle la signification est essentiellement publique et la thèse selon laquelle un individu ne peut avoir de croyances que s'il comprend que l'erreur est possible. En outre, l'argument de la triangulation confère plus de légitimité à la thèse de l'holisme, selon laquelle aucun contenu ne peut être déterminé indépendamment d'autres contenus. Les triangulateurs ne peuvent assurer le caractère déterminé de la signification de certains mots et du contenu de certaines croyances sans faire de même pour beaucoup de mots et de croyances.

3. Dans sa contribution à la table ronde, Kirk Ludwig examine la reconstruction et la défense offertes par Verheggen de l'argument de la triangulation. Il admet que cette reconstruction est fidèle à la conception de Davidson, mais il rejette l'argument. Il commence par noter que l'argument repose sur l'hypothèse anti-cartésienne selon laquelle les contenus mentaux sont déterminés par quelque chose qui peut être spécifié de manière indépendante, une hypothèse que Ludwig considère comme non fondée. Il examine ensuite la possibilité de fonder cette hypothèse sur le caractère public des contenus mentaux. Il finit par conclure que ce caractère repose en fait sur l'hypothèse anti-cartésienne. Par conséquent, il ne peut pas la justifier. On peut soutenir que l'hypothèse est confirmée par l'argument de triangulation lui-même, dans la mesure où l'argument indique la manière dont les contenus de la pensée sont déterminés. Cependant, Ludwig soutient que si nous suivons Verheggen et admettons que les faits concernant un individu considéré isolément ne peuvent pas déterminer ses contenus mentaux, nous n'aurons d'autre choix que d'accepter aussi que l'introduction d'un deuxième individu n'y fera aucune différence. Ludwig ne conteste pas la thèse selon laquelle avoir un langage et des pensées exige la possession du concept d'objectivité. Il maintient plutôt que la possession de ce concept n'exige pas d’échanges triangulaires avec un autre individu.

Contrairement à Ludwig, Alexander Miller ne conteste pas l'argument de la triangulation. Il pose plutôt une série de questions concernant ses conséquences. Premièrement, il met en doute la deuxième manière dont Verheggen considère la signification comme normative. Rappelons que, selon elle, étant donné que les locutrices doivent contribuer à la détermination des conditions de correction de leurs expressions, elles ne peuvent pas être indifférentes à ces conditions ou aux prescriptions hypothétiques qui en découlent. Cependant, Miller soutient qu’être impliquée dans la constitution d'un fait est compatible avec être indifférente par la suite à ce fait, et que même si l'on admet qu'une locutrice ne peut pas être indifférente aux conditions de correction qui sont essentielles à la signification sans les compromettre, cela n’établit pas que la signification est essentiellement normative. Deuxièmement, Miller soutient que Verheggen a tort de traiter la solution sceptique offerte par Kripke au paradoxe de la signification comme une forme de communautarisme, et que l'interprétation correcte de cette solution est compatible avec la thèse davidsonienne de l'externalisme interpersonnel. Miller pose ensuite deux questions sur les similitudes et les différences entre la vision non-réductionniste de Crispin Wright et celle de Davidson. La première question concerne la réponse davidsonienne au défi, posé par Wright, consistant à réconcilier la connaissance non inférentielle qu'une personne possède de ses propres attitudes intentionnelles avec leur nature dispositionnelle. La deuxième question concerne la relation entre ce qu'un individu signifie par une expression et les jugements de cet individu sur ce qu'il signifie par cette expression dans des contextes triangulaires.

4. Dans la deuxième partie du livre, Myers développe en détail les conséquences de l'argument de la triangulation pour le domaine pratique. La question constitutive devient : qu'est-ce qui rend possible la pensée (et la parole) normative? L'argument de la triangulation suggère que le contenu des attitudes normatives d'un agent est d'abord fixé par ses interactions triangulaires avec d'autres personnes et avec les traits normatifs du monde qui les entoure. Myers entreprend de démontrer que l'on devrait accepter cette extension de l'argument au domaine pratique. Il maintient que, d'une part, les croyances normatives ont des contenus qui invitent le type d'explication qu'offre l'argument de la triangulation, et, d'autre part, le monde a des traits normatifs sur lesquels on peut trianguler. De plus, Myers soutient que la vision davidsonienne qu'il propose peut rendre compte de l'autorité normative particulière que revendique la morale.

L'engagement de Davidson envers la théorie causale de l'action semble exiger que nous considérions les désirs d'un agent comme de simples dispositions à agir d'une manière qui lui paraît mener à leur satisfaction. Cette conception du désir est généralement entendue comme impliquant une conception des croyances normatives en tant que dépendantes des désirs, de telle manière qu'elles ne peuvent pas avoir de contenu tel que requis par l'argument de la triangulation. Myers soutient que Davidson ne conçoit pas les croyances normatives de cette manière, étant donné que son engagement envers la théorie causale est en fait compatible avec sa vision des croyances normatives comme précédant les désirs. Afin de reconnaître cette compatibilité, nous devons séparer deux thèses humiennes qui tendent à être confondues, à savoir la thèse humienne de la motivation, selon laquelle seuls les désirs peuvent nous pousser à agir, et la thèse humienne du désir, selon laquelle les désirs ne sont rien de plus que des états fonctionnels. Selon l'interprétation de Myers, Davidson accepte à juste titre la première thèse, tout en rejetant à juste titre la seconde. Davidson ne nie pas que les désirs sont nécessaires à la motivation, mais il les conçoit comme sensibles aux raisons normatives que les agents pensent avoir pour agir, et donc comme sensibles aux croyances normatives. Pour donner forme à cette vision davidsonienne des désirs, Myers fait appel à l'holisme du mental qui, selon lui, caractérise non seulement les relations entre les désirs et les croyances, mais aussi les relations qui existent entre les différents désirs. Ainsi compris, l'holisme du mental indique que les désirs participent au but systémique d'arriver à la vérité, un but qui est constitutif du domaine mental. Plus précisément, les désirs, en tant que système, visent à discerner correctement les faits normatifs, ce qui explique leur sensibilité aux croyances normatives. De plus, étant donné que le but de discerner les faits normatifs est systémique, plutôt que constitutif de chaque désir, beaucoup d'espace est laissé aux désirs indisciplinés et autres écarts par rapport au but. Les agents sont imparfaits, mais ce qui fait que ce sont des agents, c'est la poursuite de la vérité dans le domaine descriptif et le domaine normatif.

Après avoir expliqué la conception davidsonienne des désirs en tant que forgés par des croyances normatives, Myers aborde la question de la nature de ces croyances et montre qu'il est plausible de les considérer comme déterminées, en partie, par le monde, à la manière suggérée par l'argument de la triangulation. Le défi ici est de montrer de manière convaincante que le monde possède des traits normatifs sur lesquels nous pouvons trianguler, une thèse qui frappe beaucoup de philosophes comme profondément improbable. Myers examine les objections les plus importantes qui ont été formulées contre le réalisme normatif. Il montre que Davidson peut répondre à l'objection de Christine Korsgaard selon laquelle aucun fait qui nous est entièrement extérieur ne peut exercer une autorité normative, à l'objection de J.L. Mackie selon laquelle tout fait normatif ne peut être que métaphysiquement étrange, et à l'objection de Gilbert Harman selon laquelle de tels faits sont explicativement redondants, et donc non nécessaires dans notre théorisation. Myers soutient que nous devons attribuer à Davidson une conception des propriétés normatives selon laquelle elles sont analogues aux qualités primaires, plutôt que secondaires. En outre, il pense que le monisme anomal est en mesure de répondre de manière satisfaisante non seulement à la question de savoir comment les éléments mentaux peuvent être impliqués dans les transactions causales, mais aussi à la question de savoir comment les éléments normatifs peuvent y être impliqués.

Myers se penche ensuite sur la question des raisons morales. Il soutient que, contrairement à d'autres conceptions réalistes, la conception davidsonienne peut expliquer l'existence de raisons relatives-à-l'agent et de raisons neutres-quant-à-l'agent. Bien que les raisons normatives fondamentales soient neutres-quant-à-l'agent, les raisons normatives peuvent reposer, en partie, sur les relations que les agents sont amenés à entretenir dans leurs situations particulières, ce qui indique que les agents peuvent avoir des raisons particulières d'agir en vertu de ces relations. Cela renforce l'idée intuitivement plausible que les agents peuvent avoir des raisons d'agir qui les mettent en conflit les uns avec les autres. Myers soutient que la vision davidsonienne a les moyens de soutenir la pensée contractualiste, familière grâce à la philosophie de T.M. Scanlon, selon laquelle tous les agents partagent des raisons de second ordre de transcender ce conflit en interagissant les uns avec les autres dans des conditions de respect mutuel. Il est important, ici, de souligner que ces raisons de second ordre peuvent être conçues comme raisons neutres-quant-à-l'agent, ce qui permet de rendre compte de l'autorité de la morale avec plus de succès que ne le fait Scanlon lui-même. Enfin, Myers reconsidère la question de savoir si le constructivisme kantien, du type adopté par Korsgaard, offre une explication plus convaincante de l'autorité de la morale. Il montre que les considérations auxquelles les constructivistes font appel dans leurs explications s'appuient sur une conception du contenu que le constructivisme n'a pas les moyens d'articuler. Le fait que la version davidsonienne du réalisme découle en partie d'une théorie du contenu et, plus généralement, d'une prise en compte systématique de la relation entre l'esprit et le monde rend cette forme de réalisme non seulement unique parmi les options métaéthiques, mais aussi philosophiquement puissante.

5. Dans sa contribution, Kirk Ludwig défie la critique que formule Myers à l'endroit de la théorie humienne du désir. Myers soutient qu'il existe des cas où nous ne sommes pas disposés à effectuer un certain type d'action (comme déconcentrer nos adversaires lors d'une partie d’échecs) non pas à cause d'un désir discordant, mais parce que mener une telle action ne serait pas conforme aux raisons que nous considérons avoir pour notre désir initial (comme vouloir gagner aux échecs afin de développer des compétences de valeur). Cela montre, pense-t-il, que la théorie humienne du désir ne peut pas être correcte. Ludwig rétorque que l'on peut donner des explications adéquates de tels cas en ne recourant qu’à des désirs et sans faire appel à des raisons, à condition que nous entendions la conception humienne du désir comme étant plus sophistiquée que Myers ne le suppose. Ludwig maintient ensuite que Davidson lui-même souscrit à une théorie humienne de ce genre. Enfin, Ludwig suggère que le discernement des croyances normatives d'un agent n'exige pas que nous considérions ces croyances comme des réponses à des faits normatifs. Selon lui, nous pouvons détecter les croyances normatives des autres en identifiant les rôles fonctionnels que ces croyances jouent par rapport à l'action. Ludwig pense en outre que l'existence de sociopathes montre que l'on peut comprendre quelqu'un sans pourtant partager de concepts normatifs avec cette personne.

Paul Hurley met également en question l'interprétation qu'offre Myers de la conception davidsonienne du désir. Il reconnaît néanmoins, contrairement à Ludwig, que Davidson rejette la théorie humienne. Le désaccord entre Hurley et Myers concerne la manière spécifique, anti-humienne, dont Davidson conçoit le but des désirs, à savoir le but de discerner correctement les faits normatifs. Comme nous l'avons vu, Myers conçoit ce but comme systémique; selon lui, il appartient aux désirs considérés dans leur ensemble. Cela permet aux désirs individuels d'en diverger. Hurley, cependant, pense qu'il s'agit là d'une déformation de la théorie de Davidson. Selon Hurley, Davidson suit les traces de G.E.M. Anscombe en soutenant que les désirs visent le bien individuellement plutôt que systémiquement, et donc qu'un agent ne peut vouloir intelligiblement quelque chose que s'il considère l'objet de son désir comme bon. Ainsi, bien que Hurley et Myers conviennent que Davidson voit un lien essentiel entre notre psychologie conative et notre engagement avec le domaine normatif, Hurley considère ce lien comme rattaché aux désirs individuels plutôt qu’à l'ensemble des désirs, comme le suggère Myers. Surtout, Hurley pense que, pour qu'un agent soit en mesure de considérer des choses comme souhaitables ou bonnes, et donc de tenter de changer le monde, il doit s'intéresser non seulement à ce monde, mais aussi à la manière dont d'autres agents pourraient le modifier, et donc à leurs désirs. Hurley considère que ce processus équivaut à une triangulation et conclut que son interprétation alternative est parfaitement compatible avec l'argument de la triangulation. Ainsi, selon lui, l'argument nécessite une conception des jugements normatifs comme justifiés par le raisonnement pratique, et comme capables de faire preuve d'objectivité de cette manière. Ce que l'argument de la triangulation ne requiert pas, en effet, et ce contre quoi Davidson, selon Hurley, met en garde, c'est de penser que le monde a, indépendamment de nous, des traits normatifs que nous essayons de discerner.

Remerciements

Je voudrais exprimer ma reconnaissance à Claudine Verheggen et Robert Myers pour leurs commentaires concernant des versions précédentes de cette introduction et pour nos nombreuses conversations sur leur livre. Merci aussi à Cécile Facal pour ses suggestions concernant cette traduction.

References

Références bibliographiques

Myers, Robert H. et Verheggen, Claudine 2016 Donald Davidson's Triangulation Argument: A Philosophical Inquiry, New York (NY), Routledge.10.4324/9781315885117CrossRefGoogle Scholar