Hostname: page-component-848d4c4894-75dct Total loading time: 0 Render date: 2024-04-30T20:19:56.027Z Has data issue: false hasContentIssue false

Antisémitisme ou savoir social? Sur la genèse du procès moderne pour meurtre rituel

Published online by Cambridge University Press:  26 July 2017

Hillel J. Kieval*
Affiliation:
Université de Washington

Extract

Entre 1882 et 1902, plusieurs procès pour meurtre eurent lieu en Allemagne et en Autriche-Hongrie, au cours desquels les procureurs d'État rompirent avec une tradition vieille de près de trois siècles et réintroduisirent l'accusation de meurtre à caractère rituel, commis par des juifs, dans le discours légal et politique. Les procès en question se sont tenus à Tiszaeszlár, en Hongrie (1882-1883) ; à Xanten, en Rhénanie prussienne (1891-1892) ; à Polná, en Bohême (1899-1900) ; et à Konitz (1900-1901) en Prusse occidentale (devenue la Pologne après 1918). Ceux-ci, à leur tour, furent encadrés par deux autres qui eurent lieu dans l'Empire russe : à Kutaisi (1878-1879) et à Kiev — la fameuse affaire Beilis — (1911-1913).

Summary

Summary

This article examines the reappearance of ritual murder trials against Jews in modem Europe (ca. 1882-1914) from the perspectives of two competing interpretations: instrumental rationality and the social production of knowledge. Starting from the juncture of the Tiszaeszlár investigation and the gathering of European “antisemites” in Dresden in 1882, it traces the appropriation of the theme of ritual murder by political movements in Hungary, Austria, and Germany, analyzes the symbolic language that gave coherence to different forms of anti-Jewish mobilization, and considers the role of socially generated knowledge and “myth” generally in modem mass politics. It argues that the ritual murder accusations and trials of the late nineteenth century cannot adequately be explained simply as pretexts for mass political mobilization. On a fundamental level, and particularly at the early stages of the phenomenon, the modem charge of Jewish ritual murder derived from the “social knowledge” of Hungarian, Czech, and German villagers, directed at the mysteries of criminality and social deviance, and constructed at the local level.

Type
Regards Réciproques : Juifs et Chrétiens
Copyright
Copyright © Copyright © Les Éditions de l’EHESS 1994

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References

1. Bien que l'on ait publié de courtes monographies et des articles sur des cas individuels, il n'y a eu, à ce jour, aucune étude d'ensemble du procès moderne pour meurtre rituel en Europe. Dans les pages suivantes, le lecteur sera renvoyé surtout au cas de Tiszaeszlâr. L'enquête de Tiszaeszlâr sur la disparition et le meurtre présumé de la jeune Eszter Solymosi âgée de quatorze ans dura quatorze mois, d'avril 1882 à juin 1883, et fut suivie d'un procès criminel des quinze accusés juifs, qui se tint dans la ville voisine de Nyîregyhâza. Lors de sa plaidoirie, le ministère public représenté par Ede Szeyffert adopta une position inhabituelle en recommandant l'acquittement des suspects accusés de meurtre à caractère rituel. Le 3 août 1883, le jury, composé de trois juges, rendit son verdict : « Ils étaient non coupables ».

2. On peut trouver des versions de l'argument « instrumentaliste » dans Pulzer, Peter, The Rise of Political Anti-Semitism in Germany and Austria, édition révisée, Cambridge, Ma., Harvard University Press, pp. 69, 98-99Google Scholar, et 134-135 ; Shmuel, Almog, Leoumiyout ve-antichemiyout be-Eiropa ha-modernit, 1815-1945 (Nationalisme et antisémitisme en Europe moderne, 1815-1945), Jérusalem, Mercaz Zalman Shazar and Vidal Sassoon International Center for the Study of Antisemitism, 1988, pp. 5758 et 81-84Google Scholar ; Katz, Jacob, From Préjudice to Destruction : Antisemitism, 1700-1933, Cambridge, Ma., Harvard University Press, 1980, pp. 140141 et 275-280Google Scholar et Katzburg, Nathaniel, Antichemiyout be-Hungariya 1867-1914 (L'antisémitisme en Hongrie, 1867-1914), Tel-Aviv, 1969 Google Scholar, passim, en particulier pp. 106-107.

3. J. Katz, op. cit., pp. 279-280 ; N. Katzburg, op. cit., pp. 207-209. Voir également les comptes rendus du Neue Freie Presse, Vienne, du 13 septembre 1882, Abendblatt (cité AB), et des 15 et 16 septembre 1882, Morgenblatt (cité MB).

4. Simonyi, Ivân, Der Antisemitismus und die Gesetze der menschlichen Gesellschaft, Presbourg-Pozsony, 1884 Google Scholar. Le pamphlet d'Istóczy fut publié anonymement sous le titre Manifest an die Regierungen und Völker der durch das Judenthum gefährdeten christlichen Staaten, Chemnitz, 1882.

5. « Antisemiten-Congress », Neue Freie Presse, AB, 13 septembre 1882.

6. On trouvera des comptes rendus généraux de l'affaire de Tiszaeszlár dans Handler, Andrew, Blood Libel at Tiszaeszlâr, Boulder, University of Colorado Press, 1980 Google Scholar ; Nathaniel Katzburg, op. cit., pp. 106-155 ; et Nathan, Paul, Der Prozess von Tissa-Esslar : Ein Antisemitisches Culturbild, Berlin, 1892.Google Scholar

7. « Antisemiten-Congress » ; la référence aux « juifs du Talmud » est sans aucun doute une allusion au réquisitoire d'August Rohling sur le judaïsme, Der Talmudjude : Zur Beherzigung für Juden und Christen aller Stände, Munster, 1871, qui fit sensation. 8. « Antisemiten-Congress ». Ces fragments de récit — construits en grande partie sur une conjecture hypothétique et nourris de l'idée de conspiration— eurent une fonction cruciale pour l'aspect « conservateur » du débat sur Tiszaeszlár. Ils ont tenté de rendre compte de la nature encore non concluante de l'enquête criminelle, et d'une preuve essentielle qui apparut contredire l'accusation de meurtre rituel, tout en conservant la cohérence globale de leur « savoir » des événements.

9. « Antisemiten-Congress ». Le discours d'Ónody au Congrès antisémite est reproduit, avec des explications dans son Tisza-Eszlar in der Vergangenheit und Gegenwart. Traduction autorisée du hongrois par Georg von Marczianyi, Budapest, 1883, pp. 156-180. (Paul Nathan date la publication de décembre 1882). Dans cette version, la description de l'universalité du « crime » de Tiszaeszlâr est encore plus nette.

10. Ibid.

11. G. Ônody, op. cit., p. 174.

12. « Antisemiten-Congress ».

13. Id., « Nachträge zum Antisemiten-Congress», Neue Freie Presse, MB, 15 septembre 1882.

14. G. Ónody, op. cit., p. 173.

15. Voir, sur ce point, P. Nathan, Der Prozess von Tisza-Eszlár…, op. cit., p. 39.

16. « Das “Porträte” von Esther Solymosy », Neue Freie Presse, MB, 16 septembre 1882.

17. P. Nathan, op. cit., pp. 39-40.

18. P. Nathan se réfère précisément à cette ironie, op. cit., p. 40.

19. P. Nathan, op. cit., p. 42.

20. Ibid., pp. 42-43.

21. McCagg, William O., Jewish Nobles and Geniuses in Modem Hungary, Boulder-New York, 1972, p. 223 Google Scholar. De la même façon, dans A History of Habsburg Jews, 1670-1918, Bloomington, 1989, il décrit « l'alliance entre la noblesse de langue magyare et les réformateurs juifs » qui s'était instaurée dans les années 1860 (p. 135).

22. Janos, Andrew C., The Politics of Backwardness in Hungary, 1825-1945, Princeton, 1982, pp. 112118.Google Scholar

23. Ibid., p. 116. « Pour cette raison, non seulement le gouvernement de cette époque défendit les marges de profit des entreprises juives, mais il fit d'un philosémitisme ostentatoire, la marque de l'ère libérale, à tel point que, dans les années suivantes, les mots « libéral » et « philosémite » furent quasiment synonymes en hongrois familier. Cela ne fut pas seulement une question de pure rhétorique. Lorsque, dans les années 1880, une vague d'antisémitisme excessive et irritante balaya tous les pays d'Europe centrale, non seulement Tisza la dénonça comme « honteuse, barbare et injurieuse pour l'honneur national », mais il entreprit de remettre la machine en route pour saper le support électoral de ce parti antisémite montant (pp. 116-117).

24. Voir, par exemple, Handler, Andrew, Don : The Life and Times of Theodor Herzl in Budapest (1860-1878), University of Alabama Press, 1983, pp. 109110 Google Scholar ; également, N. Katzburg, op. cit., pp. 53-55 ; J. Katz, op. cit., pp. 237-242.

25. Comme A. Handler le reconnaît lui-même le discours d'Istóczy fut fréquemment interrompu par des chahuts et des remarques sarcastiques ; certains demandèrent s'il n'était pas devenu fou et le Premier Ministre, Wenckheim, rejeta sur le champ la notion de « question juive ».

26. Mon emploi du terme « savoir social » provient d'un travail récent en sociologie de la connaissance et en anthropologie culturelle. Mes réflexions rejoignent, en général, celles de Clifford Geertz qui écrit que le vrai devoir de la sociologie de la connaissance est de concevoir « connaissance, émotion, motivation, perception, imagination, souvenir… n'importe quoi, comme étant en eux-mêmes, et directement des affaires sociales ». « Le faire est s'efforcer de manœuvrer le paradoxe pluriel/unique, produit/processus, en considérant la communauté comme la boutique où les pensées sont montées et démontées, l'histoire, le terrain qu'elles attaquent et abandonnent, et prêter attention donc à des problèmes aussi musclés que la représentation de l'autorité, la délimitation des frontières, la rhétorique de la persuasion, l'expression de la responsabilité et l'enregistrement du dissentiment. » Savoir local, savoir global, lieux de mémoire. Vers une ethnologie de la pensée moderne, Paris, Puf, 1986, pp. 190-191. Je suppose que ce qu'un individu ou un groupe saisit et se remémore d'un événement (en particulier lorsqu'il a été défini comme un « mystère ») résulte de la connaissance produite et transmise par le cadre social. Ce genre de savoir diffère à la fois de l'observation empirique et de la tradition reçue, quoique ces deux facteurs puissent contribuer à sa production. En même temps, le concept même de « savoir social » met en question la possibilité de capter aussi bien le fait observé que la tradition reçue qui n'est pas transmise par l'interprétation ou la communication sociale.

27. N. Katzburg, op. cit., p. 107 ; A. Handler, Blood Libel…, op. cit., pp. 23-24.

28. P. Nathan cite longuement, à partir de la traduction allemande, les protocoles de l'instruction et du procès (voir P. Nathan, Der Prozess von Tisza-Eszlâr…, op. cit., pp. 98-312). Voir également la traduction allemande (incomplète ?) des délibérations : Der Blut-Prozess von Tisza Eszlâr in Ungarn. Vorgeschichte der Anklage und vollständiger Bericht tiber die Prozess- Verhandlungen vor dem Gericht in Nylregyháza. Nach dem amtlichen, stenographischen Protocollen aus dem Ungarischen übertragen, New York, Schnitzer Bros., 1883. Le magistrat du district, Bary, qui croyait en la culpabilité des accusés, et l'avocat de la défense, Eötvös, étaient d'accord pour reconnaître que la mère et la tante d'Eszter avaient été les premières instigatrices de l'accusation de crime violent énoncée à l encontre des juifs. (Voir les fréquentes références de A. Handler aux Mémoires de Eötvös, Karoly, A Nagy Per, mely ezer éve folyik s még sincs vége (Le grand procès, ce qui est arrivé pendant un millier d'années), 3 vols Budapest, 1904)Google Scholar et Bary, Jozsef, A Tiszaeszlári Bunper. Bary József Viszgálóbiro Emlékiratai (L'affaire criminelle de Tiszaeszlâr. Mémoires du magistrat József Bary, chargé de l'instruction, 2e éd., Budapest, 1941)Google Scholar. Sur ce point, les références sont tirées de K. Eötvös, op. cit., vol. 1, pp. 82-88 et J. Bary, op. cit., pp. 39-50.

29. Cité dans A. Handler, Blood Libel…, op. cit., p. 42, extrait de K. Eötvös, op. cit., vol. 1, p. 82.

30. Voir sur ce point A. Handler : « Cherchant désespérément des réponses et ayant épuisé les possibilités logiques, Mme Solymosi ne put résister plus longtemps au piège du passé. Les mots de consolation de Scharf donnèrent libre cours à son esprit tourmenté, libérant les rumeurs, les accusations, les haines, les soupçons et les peurs d'autrefois », Blood Libel…, op. cit., p. 42.

31. Voir le témoignage du procès du 2e jour (Blut-Prozess, pp. 22-49) et P. Nathan, op. cit., pp. 102-104.

32. A. Handler, op. cit., p. 43.

33. Ibid., pp. 43-44.

34. Ibid., pp. 44-45; fondé sur K. Eôtvos, op. cit., vol. 1, pp. 89-96, et J. Bary, op. cit., pp. 51-60.

35. Pour cette partie, je suis la description de A. Handler, Blood Libel…, op. cit., pp. 52, 55- 56 ; N. Katzburg, op. cit., pp. 112-116 et P. Nathan, op. cit., pp. 7-25. Le 23 mai 1882, G. Onody prononça son discours au cours d'un débat parlementaire consacré à un sujet sans rapport aucun. Les citations de P. Nathan sont extraites des archives du parlement, p. 8.

36. Il existe un premier compte rendu journalistique, mais isolé, du « crime » de Tiszaeszlár. József Adamovics, le prêtre catholique du village, publia un article dans le journal clerical Magyar Allant, le 20 mai, sous le titre : « La mystérieuse disparition d'une jeune fille », dans lequel il donnait la parole à Maria Solymosi qui exprimait ses soupçons envers les juifs et se plaignait de la lenteur de l'enquête officielle. Mais cet unique élément, simplement lu, eut un impact minime sur le savoir social général de l'événement qui dépendait davantage du reportage du Fiiggetlenség et des débats à la Diète hongroise. (Voir N. Katzburg, op. cit., p. 112.)

37. N. Katzburg, op. cit., pp. 112-116 ; P. Nathan, op. cit., pp. 7-25 et A. Handler, Blood Libel…, op. cit., p. 56. Le 24 mai, Istóczy interpella les ministres de la Justice et de l'Intérieur accusant le tribunal de Nyíregyháza de freiner la conduite de l'instruction. Dans sa réponse, le Premier Ministre, Tisza, le réprimanda pour avoir calomnié une des races et des religions de la Mère Patrie. Quant aux assertions d'Istóczy, c'était la première fois qu'il les entendait. Le ministre de la Justice promit qu'il exigerait un rapport officiel du président du tribunal de Nyíregyháza. (Cité par P. Nathan, op. cit., pp. 11-14.)

38. Sur les prétendues connaissances d'Onody sur la question juive, voir A. Handler, Blood Libel…, op. cit., pp. 31, 212-213 et P.Nathan, op. cit., pp. 26-27. La description d'Ónody de l'affaire de Tiszaeszlár en 1883 porte les sous-titres suivants : « Uber die Juden im Allgemeinen ; Jüdische Glaubensmysterien ; Rituelle Mordthaten und Blutopfer ; Der Tisza-Eszlârer Fall ».

39. Esther Solymosi oder Der jüldisch-rituelle Jungfrauenmord in Tisza-Eszlár. Autorisirte deutsche Ubersetzung aus dem Ungarischen. Nebst einer Abbildung der Synagogue, dans T.-E. Berlin, M. Schulz, n. d. (apparemment été ou automne 1882).

40. Sur le rôle de Rohling dans le débat sur le Talmud à Vienne, sa prétention à se promouvoir expert en matière juive et son désir d'intervenir dans l'affaire de Tiszaeszlár, voir Hellwing, I. A., Der konfessionnelle Antisemitismus im 19 Jahrhundert in Österreich, Vienne, Herder, 1972, pp. 71183 Google Scholar ; et Bloch, Joseph S., Erinnerungen aus meinem Leben, vol. 1, Vienne, Löwit, 1922 Google Scholar (traduit sous le titre My Réminiscences, Vienne, 1923) ; et Acten und Gutachten in dem Prozesse Rohling contra Bloch, Vienne, 1890.

41. Le Praesidium du Gouvernement de Bohême reçut de nombreux rapports sur la diffusion du pamphlet et des prédictions inquiètes sur la violence populaire telle qu'elle s'était déjà produite dans la ville hongroise de Pozsony (Bratislava). Le Bureau du Gouverneur donna l'ordre de saisie de l'œuvre vers la fin de mai 1883. (Státní Ustrední Archiv, Prague, PM 1881-1890 (8/1.9/1).

42. Ibid., dossier 7194.

43. Dans l'affaire de Xanten, un boucher juif, tailleur de pierre, Adolf Buschhof, fut accusé du meurtre rituel de Johann Hegmann, un garçon de cinq ans retrouvé brutalement assassiné dans la grange de Wilhelm Küpper, hôtelier et conseiller de la Ville. Pour tout ce qui concerne les rapports généraux de l'instruction et du procès, voir Nathan, Paul, Xanten-Cleve : Betrachtungen zum Prozess Buschof, Berlin, 1892 Google Scholar ; et Julius H. Schoeps, « Ritualmordbeschuldigung und Blutaberglaube : Die Affäre Buschhoff im niederrheinischen Xanten », dans Köln und das Rheinische Judentum : Festschrift Germania Judaica 1959-1984, Cologne, 1984, pp. 286-299.

44. The Jewish Chronicle, 24 juillet 1891, p. 15.

45. P. Nathan, Xanten-Cleve…, op. cit., p. 2.

46. « Was unter diesen Umständen bei dem Prozess auf dem Spiele stand, ergibt sich mit Deutlichkeit. In Cleve kämpfte wieder einmal die fortgeschrittene Kultur des deutschen Volkes mit den geistig und sittlich zurückgebliebenen Elementen der Nation », P. Nathan, Xanten- Cleve…, op. cit., p. 3.

47. The Jewish Chronicle, 22 juillet 1892, p. 11.

48. Ibid., pp. 9, 11. Voir aussi Hugo FriedlÀNder éd., Der Knabenmord in Xanten vor dem Schwurgericht zu Cleve vont 4 bis 14 Juli 1892, Cleve, 1892, pp. 10-12.