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Fils de Caïn, enfants de Médée: Homicide et infanticide devant le parlement de Paris (1575-1604)

Published online by Cambridge University Press:  04 May 2017

Robert Muchembled*
Affiliation:
Université Paris-Nord

Résumé

L’étude de 12 209 écrous d’appelants au parlement de Paris entre 1575 et 1604 révèle une mutation fondamentale des pratiques répressives. Elles privilégient désormais la punition des crimes de sang, dans une perspective très « gendrée»: l’homicide concerne 29% des hommes et aboutit à 57% des condamnations à mort masculines, tandis que l’infanticide, imputé à 21% des comparantes, fournit 68% des exécutées. Dans les deux cas, le profil dominant paraît être celui des jeunes célibataires. Marquée par plus de modération en matière de vol, cette évolution participe à la lente gestation d’un nouveau type de contrat social. Pour mieux détacher les adultes mâles dominant les communautés locales de la loi de la vengeance privée, la monarchie leur propose en échange une tutelle renforcée, garantie par l’éclat des supplices, sur les jeunes trop indociles ou impatients de prendre leur place. En obtenant au nom du Prince le monopole de la violence légitime, le parlement de Paris contribue puissamment à l’enracinement de l’état de justice moderne. Première étape sur le long chemin de la civilisation des mœurs occidentale et d’une sacralisation croissante de la vie humaine, sa rude pédagogie punitive produit prioritairement une criminalisation des traditions viriles sanguinaires des garçons à marier et de la sexualité peu contrainte des célibataires des deux sexes, en particulier de celle des filles se débarrassant trop aisément du fruit de leur péché.

Abstract

Abstract

The study of 12,209 prisoners in appeal to the Parliament of Paris between 1575 and 1604 reveals a fundamental change in repressive practices: a stress, from this point on, on the punishment of the crimes of blood, but specifically from a gendered point of view. The homicides committed by 29% men led to 57% of the male death sentences, while the child murder, charged to 21% of accused women, resulted in 68% of female executions. In both cases, the main profile appears to be that of the young and single. Also marked by more moderation in the case of robbery, this evolution is part of the slow gestation of a new type of social contract. In order to suppress the private revenge of male adults who dominated the local communities, the monarchy proposed in exchange a reinforced supervision, guaranteed through the threat of torture or execution, of disobedient youths or those who were impatient to assume their place. By obtaining the monopoly of violence in the prince’s name, the Parliament of Paris contributed directly to the establishment of the modern State of justice. The first step on the long path of development of the Western civilization of manners and an increasing sacralization of human life, its’ hard punitive pedagogy above all produced a criminalization of the sanguinary virile traditions of unmarried young males and of the uninhibited sexuality of single people of both sexes, particularly the practice of young women disposing too easily of the fruit of their sin.

Type
Crimes de sang
Copyright
Copyright © Les Áditions de l’EHESS 2007

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References

1 - Si le constat est unanimement dressé par les spécialistes, les explications n’en sont encore qu’au stade des hypothèses. Voir l’excellent article de Eisner, Manuel, «Longterm historical trends in violent crime», Crime and Justice. A Review of Research, 30, 2003, p. 83-142 CrossRefGoogle Scholar, avec une abondante bibliographie.

2 - Ibid. Voir aussi Chesnais, Jean-Claude, Histoire de la violence en Occident de 1800 à nos jours, éd. revue et augmentée, Paris, Hachette, 1982 Google Scholar, à propos de l’Europe vers 1930 (carte p. 57) et vers 1978 (p. 61-63); Id., « Les morts violentes dans le monde », Population et sociétés, 395, 2003, p. 3.

3 - Fromm, Erich, La passion de détruire: anatomie de la destructivité humaine, Paris, Laffont, 1975 Google Scholar, prétend que pour l’homme la violence peut être source de plaisir, rejoint par Sibony, Daniel, Violence: traversées, Paris, Le Seuil, 1998 Google Scholar, qui évoque la possibilité d’une jouissance à massacrer ses semblables. Cyrulnik, Boris parle d’une violence spécifique à l’espèce humaine dans Mémoire de singe et paroles d’homme, Paris, Hachette, 1983 Google Scholar et La naissance du sens, Paris, Hachette, 1995 Google Scholar. Commode synthèse par Goaziou, Veronique Le, La violence, Paris, Le Cavalier Bleu, 2004, p. 26-27 Google Scholar.

4 - Voir Robert Muchembled, La fabrique des jeunes. Histoire de la violence de la fin du ˆ Moyen Âge à nos jours, à paraître aux Éditions du Seuil.

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6 - Bernard Schnapper, «La justice criminelle rendue par le parlement de Paris sous le règne de François Ier», in Id., Voies nouvelles en histoire du droit. La justice, la famille, la répression pénale (XIVe-XXe siècles), Paris, PUF, 1991, selon mes propres calculs, d’après les tableaux, p. 109.

7 - Alfred Soman, «La justice criminelle aux XVIe et XVIIe siècles: le parlement de Paris et les sièges subalternes», in Id., Sorcellerie et justice criminelle: le parlement de Paris, 16e-18e siècles, Aldershot, Variorum, 1992, p. 15-52.

8 - Ibid., p. 22-24.

9 - La collection rassemble 132 registres in-folio. Elle est conservée aux Archives de la préfecture de Police (ci-dessous APP) dans la série AB. Ces documents n’ont jamais fait partie des fonds proprement dits du parlement. Un court inventaire manuscrit les décrit et ils existent aussi sur place sous forme de microfilms. Les lacunes les plus importantes concernent la période allant de novembre 1644 à novembre 1647 et les années 1763-1765.

10 - APP, AB4 à AB19. Je voudrais ici rendre hommage à une jeune historienne agrégée frappée par un épouvantable malheur. Christelle Libert avait réalisé sous ma direction un DEA sur Les appels au parlement de Paris à la fin du XVIe siècle, Université Paris-Nord, 1995 et entamé une thèse sur le sujet de 1588 à 1598. Pour le dépouillement des écrous, elle utilisait la fiche composée de 40 champs que j’appliquais aux décennies précédentes, à l’aide d’un logiciel SGBD, FoxPro, qui permet de multiples interrogations de la base de données relationnelles ainsi constituée (voir Pinol, Jean-Luc et Zysberg, Andre, Métier d’historien avec un ordinateur, Paris, Nathan, 1995, Foxpro sous Windows, p. 11-126 Google Scholar). Un dramatique accident de voiture lui a fait perdre en grande partie la mémoire, l’obligeant à interrompre définitivement ses recherches et à quitter l’enseignement. Ses parents ont souhaité que son remarquable travail ne soit pas perdu. Ils m’ont confié ses fichiers de dépouillement. Cet article lui doit beaucoup et lui est chaleureusement dédié.

11 - Archives nationales (AN), les arrêts transcrits figurent sous la cote X2A 1 à 898 (1312-1784) et les minutes d’arrêts du parlement criminel sous X2B 1 à 1089 (1528-1790).

12 - Barbara Diefendorf a ainsi extrait des quatre premiers registres d’écrous une liste de 528 suspects d’hérésie entre 1564 et 1572: Diefendorf, Barbara, Beneath the cross: Catholics and Huguenots in sixteenth-century Paris, New York, Oxford University Press, 1991, p. 109 Google Scholar.

13 - Broomhall, Susan, «Poverty, gender and incarceration in sixteenth-century Paris», French History, 18, 2004, p. 1-24 CrossRefGoogle ScholarPubMed, analyse les 1 911 emprisonnements contenus dans les écrous de Saint-Germain de 1537 à 1579, dans une optique plus sociale que criminelle en se basant sur les Écrous de la justice de Saint-Germain-des-Prés au XVIe siècle. Inventaire analytique des registres Z2 3393, 3318, 3394, 3395 (années 1537 à 1579), éd. par M. Bimbenet-Privat, Paris, Archives nationales, 1995. Il s’agit d’un niveau différent, celui de la petite criminalité traitée par une justice de proximité, concernant 30,5 % de femmes. Mais seuls 52 % des délits sont connus. Diane Roussel analyse ces sources dans le cadre de sa thèse en cours sur les sociabilités populaires, les conflits et l’espace public à Paris au XVIe siècle.

14 - A. Soman, «La justice criminelle aux XVIe et XVIIe siècles...», art. cit., p. 20-21.

15 - Bernard Schnapper, «À propos de la procédure criminelle du parlement de Paris au temps de François Ier », in Id., Voies nouvelles en histoire du droit. .., op. cit., p. 135-144.

16 - B. Schnapper, Voies nouvelles en histoire du droit. .., op. cit., p. 109; A. Soman, «La justice criminelle aux XVIe et XVIIe siècles...», art. cit., p. 22-23.

17 - APP, AB2, 11 novembre 1566 au 20 janvier 1569, 361 f. (registre en mauvais état).

18 - Gonthier, Nicole, «Délinquance, justice et société en Lyonnais (fin XIIIe siècle-début XVIe siècle)», thèse d’État, Lyon, 1988, p. 343 Google Scholar; Castan, Nicole, Justice et répression en Languedoc à l’époque des Lumières, Paris, Flammarion, 1980, p. 234 Google Scholar.

19 - Muchembled, Robert, La violence au village. Sociabilité et comportements populaires en Artois du XVe au XVIIe siècle, Turnhout, Brepols, 1989, p. 41 CrossRefGoogle Scholar.

20 - Dupâquier, Jacques (dir.), Histoire de la population française. 2, De la Renaissance à 1789 , Paris, PUF, 1988, p. 76-77 Google Scholar.

21 - Voir n. 17. Sur 1 314 écrous pour les deux années confondues (641 et 673), 25% ne fournissent pas la définition du crime.

22 - La théorie de l’adoucissement est défendue par A. Soman, «La justice criminelle aux XVIe et XVIIe siècles... », art. cit., p. 50-52. A l’opposé, voir Esmein, Adhemar, Histoire de la procédure criminelle en France, Paris, Larose et Farcel, 1882 Google Scholar, et Foucault, Michel, Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris, Gallimard, 1975, p. 36-37 Google Scholar.

23 - B. Schnapper, Voies nouvelles en histoire du droit. .., op. cit., p. 118-119 et 132-133.

24 - Muchembled, Robert, Le temps des supplices. De l’obéissance sous les rois absolus, XVe-XVIIIe siècle, Paris, Pocket, [1992] 2006, p. 127-146 Google Scholar.

25 - R. Muchembled, La violence au village..., op. cit., p. 19-20 (3 888 Artésiens auteurs d’homicides ont été graciés entre 1386 et 1660).

26 - R. Muchembled, Le temps des supplices. .., op. cit., p. 136-137.

27 - AN, X2a 1392, 11 août 1582 (premier des huit registres d’audience en papier, 1581-1609/1612).

28 - B. Schnapper, Voies nouvelles en histoire du droit. .., op. cit., p. 114: les juristes parlent également d’élargissement quousque. Voir Lizet, Pierre, Pratique judiciaire pour l’instruction et décision des causes criminelles et civiles (augmentée par L. Charondas Le Caron), Paris, Veuve Claude de Monstr’œil, [1557] 1613, p. 113 Google Scholar.

29 - R. Muchembled, Le temps des supplices. .., op. cit., p. 172-176.

30 - B. Schnapper, Voies nouvelles en histoire du droit. .., op. cit., p. 114-118 pour les années 1535 et 1545. A. Soman, «La justice criminelle aux XVIe et XVIIe siècles...», art. cit., p. 37, signale le dernier essorillement en 1562 et le déclin de l’usage de la torture, p. 43, sans relever l’importance du cas particulier de l’homicide, qui fournit toujours environ les deux cinquièmes des appelants mis à la question, voire plus de la moitié entre 1600 et 1610, contre une moyenne générale de 7% pour les voleurs, dont le contingent numérique est comparable.

31 - Pour l’année 1525, le registre JJ 238 des AN contient 219 lettres de rémission. La série se termine en 1568, JJ 266.

32 - Muchembled, Robert, Passions de femmes au temps de la reine Margot, 1553-1615, Paris, Le Seuil, 2003, p. 201-204 Google Scholar.

33 - APP, AB10, f. 58, Fléon Crousarde, écrou du 24 avril 1587.

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36 - Un tel déplacement de la chronologie répressive invite à nuancer l’argumentation de Robert Mandrou concernant la fin de la chasse aux sorcières en France: Mandrou, Robert, Magistrats et sorciers au XVIIe siècle. Une analyse de psychologie historique, Paris, Plon, 1968 Google Scholar.

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38 - Alfred Soman, «Pathologie historique: le témoignage des procès de bestialité aux XVIe-XVIIe siècles», in Id., Sorcellerie et justice criminelle..., op. cit., p. 149-161, relève 106 cas de bestialité (et 81 de pédérastie) de 1564 à 1639. Sur les 104 hommes accusés de bestialité, 55 sont condamnés à mort, 6 aux galères, 20 sont bannis, seuls 19 sont élargis. L’une des deux femmes est exécutée, l’autre, âgée de 14 ans, est relaxée après avoir refusé d’avouer.

39 - R. Muchembled, La violence au village. .., op. cit., p. 41.

40 - Hindle, Steve, The State and social change in early modern England, c. 1550-1640, Basingstoke, Palgrave, 2000, p. 51 Google Scholar, 117, 119, 138 et 142.

41 - R. Muchembled, Passions de femmes. .., op. cit., p. 51-58.

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45 - AN, X2b 1330-1334 (1584-1778), procès-verbaux de question et d’exécution contenant des «testaments de mort ».

46 - Tout comme en Angleterre à la même époque. Voir S. Hindle, The State and social change. .., op. cit., p. 115, et 228-229.

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50 - Voir notamment Gonthier, Nicole, Cris de haine et rites d’unité. La violence dans les villes, XIIIe-XVIe siècle, Turnhout, Brepols, 1992, p. 191 CrossRefGoogle Scholar (elle estime qu’il y avait « une exécution mémorable tous les dix ans » dans chaque cité. Les chiffres connus varient, à un niveau généralement assez bas).

51 - R. Muchembled, Le temps des supplices. .., op. cit., p. 117-181, particulièrement p. 155-157.

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54 - N. Elias, La civilisation des mœurs, op. cit.

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