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Histoire et historiographie des mondes de la pêche à l’heure du « tournant océanique »

Published online by Cambridge University Press:  13 November 2023

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Abstract

Type
Sociétés maritimes et mondes de la pêche
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© Éditions de l’EHESS

Dernière pratique d’exploitation de la nature fondée sur la prédation et la commercialisation à grande échelle de ressources animales sauvages, la pêche n’a pas toujours reçu une attention à la mesure de son importance écologique, anthropologique et historique de la part des chercheurs et des chercheuses en sciences socialesFootnote 1. Longtemps cantonnées à des sous-champs de recherche étroitement spécialisés et spatialement compartimentés tels que l’histoire ou l’anthropologie maritimes, les études qui lui ont été consacrées sont demeurées par ailleurs assez largement confidentiellesFootnote 2. Qu’une revue généraliste comme les Annales consacre tout un dossier à l’histoire des mondes de la pêche n’est donc pas anodin. Signe d’une reconnaissance et d’une visibilité accrues des enquêtes désormais nombreuses sur le sujet, c’est aussi l’indice d’un intérêt inédit pour l’océan, ou en tout cas d’un regard différent porté sur luiFootnote 3. Jusqu’à récemment, les récits historiques ont été écrits pour l’essentiel à propos ou depuis la terre fermeFootnote 4. Cette perspective terrienne « par défaut » a commencé d’être critiquée puis contrebalancée dans les années 2000, à la faveur notamment des réflexions autour de l’Anthropocène. Au cours des deux décennies écoulées, la part liquide du globe est ainsi devenue un objet et un terrain d’enquête à part entière, à tel point que ce décentrement (ou ce recentrage, selon les points de vue) a pu être décrit par ses promoteurs et ses promotrices comme un véritable « tournant océanique » de la rechercheFootnote 5. Si la nouveauté, l’amplitude et la radicalité de ce tournant méritent d’être nuancées, comme l’a démontré l’anthropologue Hélène Artaud dans un livre récentFootnote 6, les études qui se disent « de la mer » font preuve aujourd’hui d’un niveau de réflexivité jamais atteint auparavant et ont contribué à imposer une autre perception de l’océan : non plus celle d’un espace vide, vierge et menaçant, mais celle d’un environnement habité, transformé et menacé.

Dans l’historiographie des pêches, ces nouvelles manières d’envisager la mer ont entraîné une redéfinition en profondeur des angles d’approche, des échelles d’analyse et des équilibres avec les autres disciplines. Tout d’abord, l’histoire économique et sociale des pêches a laissé place à des réflexions autour de l’exploitation des ressources de la mer, situées à la croisée d’une pluralité de champs de recherche allant de l’histoire des sciences et des techniques à l’histoire environnementale, en passant par l’histoire du travail, l’histoire du droit, l’histoire coloniale ou même, plus récemment, l’histoire animaleFootnote 7. Longtemps abordée dans un cadre régional ou nationalFootnote 8, l’histoire des pêches a également été renouvelée par des enquêtes plus attentives aux jeux d’échelles, mobilisant aussi bien les apports de la micro-histoire que de l’histoire globale ou de l’histoire connectée. Enfin, les liens anciens quoiqu’assez lâches entre l’histoire et l’anthropologie des pêches ont eu tendance à se distendre encore davantage à mesure qu’historiennes et historiens se sont tournés vers les sciences de la nature pour mieux cerner la complexité des écosystèmes marinsFootnote 9. En revenant plus en détail sur ces évolutions, cette introduction entend tout à la fois rendre compte de la richesse de cette historiographie en plein renouvellement, plaider pour une meilleure prise en compte des apports de l’anthropologie et insister sur ce que peut produire la pêche non seulement comme pratique, mais aussi en tant qu’objet d’enquête.

La mer, milieu unificateur des sociétés de pêcheurs ?

Si la pêche a été au cœur d’un nombre non négligeable de travaux d’histoire économique et sociale au cours de la seconde moitié du xxe siècle, ce sont néanmoins les anthropologues qui ont contribué à engager une réflexion de fond sur cet objet, à partir d’un problème en apparence relativement simple : celui de la constitution de la pêche en un « art » à la fois distinct d’autres modes d’acquisition des choses de la nature, comme la chasse ou la cueillette, et d’autres branches d’activité, telles que l’agriculture ou l’industrie. En effet, cette catégorie descriptive a-t-elle une validité dès lors qu’elle tend à englober une grande variété de pratiques sans que soient toujours suffisamment interrogés les rapprochements opérés entre pêches artisanales et pêches industrielles, pêches côtières et pêches hauturières, pêches maritimes et pêches en eau douce, pêches de subsistance et pêches de loisir, pêches à visée économique et pêches à visée scientifique ou encore, dans un registre plus technique, entre pêches à pied et pêches en bateau, pêches à la main et pêches outillées, pêches dérivantes et pêches traînantes, etc. ? Où ranger, par ailleurs, ces cas limites que sont la chasse aux mammifères marins, le ramassage de coquillages et l’élevage d’animaux aquatiques ? La capture de poissons au moyen d’un harpon est-elle une forme de chasse ? Celle d’oiseaux marins avec un filet une forme de pêche ? Loin d’être insignifiantes, ces questions de taxinomie halieutique sont absolument typiques des débats ayant polarisé pendant longtemps le champ de l’anthropologie maritime, qui s’est justement construit, originellement, autour de l’identification des critères de définition de la pêche et des caractéristiques distinctives qu’elle procurerait aux sociétés organisées par et pour sa pratiqueFootnote 10.

Mettant l’accent sur la spécificité de cette activité, les recherches engagées en ce sens jusque dans les années 1980 ont permis l’accumulation d’un matériau ethnographique extrêmement riche. Cependant, elles ont aussi pu contribuer à réduire la complexité des pratiques halieutiques à un simple face-à-face technique entre le pêcheur et la mer, conçue comme un milieu par essence unificateurFootnote 11. Ainsi, même les auteurs soucieux de placer les rapports économiques et sociaux de production au cœur de leurs analyses ont-ils repris à leur compte un paradigme déterministe définissant les sociétés de pêcheurs par leur capacité d’adaptation aux contraintes écologiquesFootnote 12. Fondé sur l’idée que leur exposition commune aux risques et aux incertitudes du métier (dangerosité de la mer, variabilité de la ressource, etc.) aurait conduit ces sociétés à développer, pour s’en prémunir, des formes d’organisation similaires par-delà les siècles et les aires culturelles, ce paradigme a longtemps contribué à véhiculer l’image d’un monde de la pêche homogène et cohérent.

Cet univers idéaltypique construit par les premières générations d’anthropologues des pêches se caractérise par des rapports de hiérarchie atténués au sein des équipages, allant parfois jusqu’à faire du patron de bateau un simple primus inter pares au nom d’un certain ethos égalitaire dont l’incarnation par excellence serait l’institution du « share system » : très répandue parmi les sociétés de pêcheurs, celle-ci prend parfois la forme d’un véritable « armement à la part » – en ce sens que tous les membres de l’équipage sont propriétaires d’une partie de l’outil de production et participent collectivement à la prise des risques et des décisions –, mais masque souvent ailleurs des relations économiques, sociales et professionnelles profondément inégalitairesFootnote 13. Cet univers se caractérise également par une division fortement genrée des tâches, qui reproduit plus ou moins nettement la coupure entre terre et merFootnote 14. Il est enfin marqué par une tension entre compétition pour l’accès aux ressources, d’une part, et une nécessaire coopération face aux aléas, d’autre part : la littérature a cherché à en rendre compte à travers le modèle du pêcheur comme « reluctant » ou « cooperating competitor » (« compétiteur réticent » ou « coopératif »), sur la base d’une vision rationaliste réduisant les comportements adoptés en mer à des stratégies individuelles ou collectives de maximisation des profits et de minimisation des risquesFootnote 15.

De l’histoire sociale à la question environnementale

À rebours de cette littérature anthropologique préoccupée par la recherche d’invariants communs à l’ensemble des sociétés de pêcheurs, nombre de travaux d’histoire et de sciences sociales ont depuis lors insisté sur l’hétérogénéité des mondes maritimes en général et des mondes halieutiques en particulier. Ils ont permis de mettre en évidence une grande diversité d’influences océaniques, ainsi que de perceptions, d’expériences et de rapports à l’environnement marin. C’est ici le propos de l’article de Renaud Morieux, qui renouvelle l’étude des populations maritimes chères à Alain Cabantous en les abordant par le prisme des relations familiales et du genreFootnote 16. C’est le cas également de Floating Coast, un livre récent et important de l’historienne Bathsheba Demuth, qui montre bien, à partir d’une enquête sur la chasse à la baleine dans le détroit de Béring, comment cette région septentrionale a constitué au xixe siècle un lieu d’affrontement entre des visions radicalement opposées de la mer, des espèces qui la peuplent et du mondeFootnote 17. Cet intérêt, encore timide, pour la pluralité des « perspectives océaniques » s’est accompagné d’un renversement dans la façon d’appréhender l’océan lui-mêmeFootnote 18. Corrélé à l’émergence de la question environnementale, ce basculement a été particulièrement net au sein de la discipline historique où, à la vision d’un milieu intrinsèquement hostile, sauvage et dangereux façonnant les communautés vivant à son abord s’est progressivement surimposée celle d’un environnement hybride, affecté de longue date par les activités anthropiques et donc fragile, sinon menacéFootnote 19.

Toutefois, en dépit d’alarmes anciennes désormais bien documentées, ce renversement a été lent et tardif, car il a fallu rompre, au préalable, avec la représentation réductrice, mais solidement ancrée dans l’historiographie (y compris maritime ou atlantique), d’un océan immuable, privé de profondeur historique, voire de profondeur tout court – puisque généralement réduit à une simple surface d’échange permettant de relier entre elles les différentes parties du mondeFootnote 20. Or, à quelques exceptions près comme The Fisherman’s Problem (1986) d’Arthur F. McEvoy ou La tierra esquilmada (1987) de Luis Urteaga, l’histoire environnementale a durablement négligé les deux tiers immergés du globe, à tel point qu’un immense « blue hole » aurait même fini par se former au beau milieu de ce champ de recherche par ailleurs si fertileFootnote 21. De fait, il a fallu attendre la toute fin des années 1990 et l’essor d’une histoire environnementale « de la mer » pour considérer celle-ci comme un environnement à part entière – doté d’un passé, d’un volume et d’une matérialité propres, d’une part, et peuplé d’une infinité d’acteurs humains et non-humains, d’autre partFootnote 22.

Dans le sillage des recherches d’A. F. McEvoy et de L. Urteaga s’est alors développée une histoire environnementale de la pêche qui est venue progressivement se substituer, ou plutôt s’articuler, à des approches et des objets plus classiques relevant de l’histoire économique, sociale ou du travailFootnote 23. Cette nouvelle historiographie s’est focalisée pour l’essentiel sur la question des ressources, avec le souci parfois revendiqué d’éclairer les conditions de possibilité historiques de l’actuelle surexploitation des océans. Plus ou moins attentive aux évolutions des techniques, aux dynamiques des marchés, aux rapports de production, aux conflits d’usage et d’accès ou aux enjeux de régulation, elle a notamment permis de mettre en évidence l’ancienneté des préoccupations pour la conservation des ressources marines, mais sans toujours parvenir à établir l’ampleur, les causes, voire la réalité effective des phénomènes d’épuisement mentionnés de manière « anecdotique » dans la documentationFootnote 24.

C’est précisément dans cette optique que s’est développée, en parallèle, une histoire de l’environnement marin très largement ouverte aux sciences de la nature, en particulier à la biologie marine, à l’ichtyo-archéologie et à l’écologie historique. Souvent associée au programme de recherche « History of Marine Animal Populations » (HMAP), celle-ci s’est donnée pour projet de mener de vastes enquêtes interdisciplinaires afin d’appréhender, par-delà « le syndrome d’amnésie écologique » (shifting baseline syndrome) identifié par le biologiste Daniel Pauly, la richesse passée des écosystèmes marins et leur dégradation progressive dans la longue duréeFootnote 25. Ces entreprises de recherche nécessairement collectives ont permis de mieux dater et mesurer l’incidence des activités halieutiques sur la vie océane, contribuant ainsi de façon cruciale au renouvellement des objets, des méthodes et des problèmes de l’histoire des pêchesFootnote 26. Toutefois, elles ont également soulevé un certain nombre de questions, voire de critiques, relatives par exemple à l’usage strictement quantitatif qu’elles font des sources, aux finalités essentiellement documentaires qu’elles assignent à l’enquête historienne ou encore au rôle d’auxiliaire des sciences de la nature dans lequel elles cantonneraient l’histoire et les sciences socialesFootnote 27.

Enfin, à côté d’une histoire des sciences de la mer en général, et des sciences halieutiques en particulier, une autre manière d’écrire l’histoire des pêches avec celles-ci s’est structurée ces dernières années autour de l’idée de revisiter l’historiographie des mers (Méditerranée, Caraïbes) et des océans (Atlantique, Pacifique, Indien, Arctique) en croisant histoire environnementale et histoire du travailFootnote 28. Inspirée par différentes approches symétriques ou interspécifiques, elle se présente comme une histoire de la mer « par en dessous », parfois même au ras du fond, qui partage avec l’histoire sociale « par en bas » et les Subaltern Studies une même volonté de restituer l’agency et le point de vue des faibles et des dominés, si ce n’est qu’elle l’étend au vivant dans son ensemble afin de prendre en compte la totalité des expériences humaines et non humaines de la pêcheFootnote 29. Peuplée de baleines, de requins, de saumons, de raies, de tortues ou d’huîtres, parmi bien d’autres espèces animales (et, dans une moindre mesure, végétales), cette nouvelle histoire de la pêche s’appuie largement sur les travaux des biologistes et des écologues pour penser les interactions socio-écosystémiques, sans toutefois séparer la question environnementale des problématiques sociales, coloniales et impériales auxquelles elle s’articule. Ainsi son intérêt n’est-il pas seulement de montrer comment ces acteurs non humains peuvent se dérober voire résister à leur mise en ressource mais, plus généralement, de proposer une réflexion d’ensemble sur les formes de domination qui s’exercent tant sur les écosystèmes marins que sur ceux qui les exploitent pour les convertir en ressources.

Les produits de la pêche

S’ils ne traitent pas vraiment des mêmes objets, trois des articles réunis dans ce numéro spécial partagent un point commun avec ce courant de recherche émergent : ils envisagent la pêche comme une pratique sociale à part entière. Si celle-ci produit certes des protéines ou des matières premières (graisse, fanons, perles, éponges, corail, etc.), elle produit aussi du territoire, du savoir ou du droit, notamment. Prises ensemble, ces études délimitent ainsi les contours d’un vaste chantier de recherche à poursuivre sur les formes et les modalités historiques de la socialisation des espaces maritimes par la pêche.

Dans son article sur les cartes mentales de Terre-Neuve au xvie siècle, Jack Bouchard propose de considérer ces parages de l’Atlantique Nord-Est comme un vaste « paysage maritime » (« maritime cultural landscape ») dont la connaissance est inséparable d’une expérience vécue du travail en mer. Comme celle de Nadin Heé sur l’expansionnisme halieutique du Japon au xxe siècle, sa contribution invite à réfléchir plus généralement à la manière dont la pratique de la pêche peut façonner les espaces liquides et les transformer en territoires. Si l’un et l’autre empruntent plutôt leurs concepts à la géographie culturelle ou politique, ils renouent aussi avec des questions qui ont largement mobilisé les anthropologues au tournant des années 1990. Partiellement éclipsées par la figure d’Elinor Ostrom – et son maître livre, Governing the Commons, paru en 1990Footnote 30 –, des enquêtes ethnographiques riches et nombreuses ont en effet été menées dans ces années-là pour réfuter l’argument bien connu, mais simpliste, de la « tragédie des communs »Footnote 31. Rompant avec l’idée longtemps ressassée d’un territoire libre d'accès dont les ressources ne pourraient avoir d’autre statut que celui de res nullius, ces travaux ont mis en évidence une pluralité des formes de partage ou d’appropriation de la mer et de ses rivagesFootnote 32. Dans leur sillage, un ensemble de concepts alternatifs à ceux de propriété, de souveraineté ou de domanialité ont ainsi pu être proposés ou exhumés pour décrire l’enchevêtrement des droits exercés par les communautés de pêcheurs sur les espaces maritimes, tels que les concepts de « technotopes », de « terroirs maritimes » ou de « tenures marines », mieux adaptés à des sociétés qui pensent autrement les phénomènes de possession et ne conçoivent pas forcément l’existence d’une frontière nette entre terre et merFootnote 33. Relativement méconnus des historiennes et des historiens, ces concepts pourraient constituer des outils précieux pour restituer la complexité des processus historiques de territorialisation par la pêche et la diversité, notamment géographique, des régimes de territorialité halieutique qui en ont résulté. Ils permettraient ainsi de contribuer à une histoire du droit et des juridictions maritimes qui s’est profondément renouvelée ces dernières années, mais sans vraiment s’intéresser aux pêcheurs et à leur expérience juridiqueFootnote 34. En incitant à mettre davantage l’accent sur les formes ordinaires de repérage, de marquage et d’occupation des espaces liquides, ils permettraient par ailleurs de mieux appréhender les multiples « guerres du poisson » que se sont livrés les États par le passé et le rôle de premier plan qu’y ont joué les flottes de pêche nationalesFootnote 35.

On le sait, la possibilité d’exploiter les ressources de la mer ne découle pas simplement du fait d’avoir le droit de pêcher (ou de se l’arroger), mais suppose plus concrètement de pouvoir et de savoir pêcher. De ce point de vue, il est vain de penser en termes de territorialisation sans réfléchir en parallèle aux questions d’accès aux capitaux et aux marchés, d’une part, et aux connaissances requises pour exercer l’art de la pêche avec fruit, d’autre partFootnote 36. De fait, le pêcheur possède une expertise fondamentalement locale et empirique, qui combine des savoirs de natures différentes (écologique, nautique, climatique, etc.) et dont l’acquisition passe autant par la transmission entre pairs que par le maniement répété des engins sur les lieux de la pêche. Qu’ils soient « fixes », « traînants » ou « dérivants », « passifs » ou « actifs », les « métiers » (au sens technique que prend ce terme dans le monde de la pêche) jouent un rôle crucial de médiation avec l’environnement marin et doivent être considérés à ce titre comme de véritables instruments de connaissanceFootnote 37. Historiquement, leur maîtrise a d’ailleurs procuré aux pêcheurs un monopole séculaire sur la production des savoirs relatifs à la mer et à ses ressources. Comme souligné dans notre contribution au numéro, il reste à faire l’histoire de la remise en question progressive de ce monopole, depuis les premières enquêtes savantes consacrées à la pêche à l’époque moderne afin de la « réduire en art » jusqu’à l’essor de la biologie marine et de la science halieutique à partir de la seconde moitié du xixe siècleFootnote 38. Retracée dans un cadre global et comparatif, elle permettrait de remettre en perspective les projets de recension des « savoirs écologiques locaux » ou « traditionnels » que les anthropologues des pêches ont engagés à compter des années 1980 et, ce faisant, de mieux historiciser les controverses auxquelles leurs travaux ont donné lieu – notamment sur le rôle à accorder (ou à redonner) aux communautés de pêcheurs en matière de régulation halieutiqueFootnote 39.

Se gardant, dans l’ensemble, de céder à une vision trop idéalisée de ces communautés – même si certaines d’entre elles ont pu être créditées d’une véritable « éthique de la conservation » –, les enquêtes sur « la gestion traditionnelle des ressources marines » (traditional marine resources management) ont d’abord été conduites auprès de populations non occidentales, notamment dans le Pacifique, avant d’être étendues à l’ensemble des mondes de la pêche contemporainsFootnote 40. Si elles ont permis de documenter l’existence d’une grande variété de normes restreignant l’accès aux ressources locales (en termes d’ayants droit, de lieux, de périodes, de techniques) afin de les conserver, elles ont surtout permis de montrer comment celles-ci étaient directement issues de la pratique et donc étroitement liées à des institutions et des savoirs vernaculaires. À cet égard, ces enquêtes ethnographiques restent une source d’inspiration pour une historiographie des pêches qui s’est trop souvent limitée à une approche par le haut de la régulation, davantage centrée sur les normes édictées par les États que sur leurs modalités concrètes de production, de négociation et d’application à l’échelle des communautés. Pourtant, des travaux récents, consacrés notamment aux amirautés et aux prud’homies de pêcheurs de la France d’Ancien Régime ou à la magistrature de la Giustizia Vecchia à Venise, ont mis en évidence la richesse des archives produites par ces juridictions maritimes locales et la possibilité de les utiliser pour analyser la fabrique d’un droit coutumier de la pêcheFootnote 41. En adoptant la même focale et la même démarche, il devient désormais envisageable d’écrire une histoire du gouvernement des ressources de la mer qui rende compte de la diversité des savoirs et des pratiques en usage au sein des communautés de pêcheurs passées. La « mise en réserve » ou « en interdit » est une mesure, parmi d’autres, qui se prêterait relativement bien à ce type d’approche pragmatique et comparative. Consistant à sanctuariser des zones identifiées comme nécessaires à la reproduction des espèces marines, l’existence de cette pratique est attestée anciennement dans des espaces allant de la Polynésie à la Tunisie, en passant par la France, où elle a produit des archives qui permettent d’étudier son fonctionnement conflictuel au moins depuis le xviiie siècleFootnote 42. Élargie à d’autres terrains, une telle étude présenterait par ailleurs l’intérêt d’apporter un éclairage de longue durée sur les écologies politiques qui s’affrontent aujourd’hui à propos de l’extension des aires marines protégées tout en venant contrebalancer du même coup une historiographie de la conservation qui reste encore très forestière, et donc terrienne.

Situés à la marge des continents et des sciences sociales, les mondes de la pêche ont eu tendance à être considérés différemment ces dernières années : non plus seulement pour leur intérêt intrinsèque, mais aussi pour leur potentiel heuristique et réflexif. Ainsi un certain nombre d’études sur le monde de la pêche se présentent-elles désormais simultanément comme des enquêtes depuis le monde de la pêche, avec le projet explicite de tirer profit de sa position liminale pour décentrer le regard sur des historiographies qui se sont construites sans la pêche et, plus généralement, sans la mer. Dans ce numéro, N. Heé et J. Bouchard utilisent par exemple le « prisme » de la pêche (au thon, pour l’une, et à la morue, pour l’autre) pour proposer d’autres histoires et d’autres géographies des océans Pacifique et Atlantique. De notre côté, nous essayons de restituer leur dimension halieutique à des objets, comme la police ou les pratiques expérimentales, qui ont traditionnellement été abordés dans des contextes différents. Plus généralement, une multitude de recherches récentes se saisit de la pêche pour adopter une perspective océanique sur des faits ou des processus historiques qui ont été envisagés pendant longtemps par le biais de la terre exclusivementFootnote 43. Toutefois, s’il est nécessaire de prendre la juste mesure de ce terracentrisme pour arrimer plus solidement les espaces liquides au cours de l’histoire, un tournant océanique trop radical ne serait pas sans reconduire un compartimentage stérile des terrains de recherche entre la terre et la mer, ni sans produire à son tour de nouveaux « centrismes ». L’enjeu est peut-être justement de parvenir à concilier, combiner et confronter les perspectives dans le cadre d’approches plus symétriques, taillées à la mesure des expériences faites par les sociétés habitant cette planète « terraquée » qu’est la TerreFootnote 44.

Footnotes

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Je remercie pour leur lecture critique d’une première version de ce texte Solène Rivoal, Hugo Vermeren et les membres du comité de rédaction des Annales.

References

1 Brian Fagan, Fishing: How the Sea Fed Civilization, New Haven, Yale University Press, 2017 ; Poul Holm et al., « New Challenges for the Human Oceans Past Agenda », Open Research Europe, 2-114, 2022, https://doi.org/10.12688/openreseurope.15095.1.

2 Daniel Vickers, « Beyond Jack Tar », no spécial « Early American History: Its Past and Future », William and Mary Quarterly, 50-2, 1993, p. 418-424 ; Alain Cabantous, « L’histoire maritime : objet de recherche ou leurre historiographique », in C. Villain-Gandossi et É. Rieth (dir.), Pour une histoire du « fait maritime ». Sources et champs de recherches, Paris, Éditions du CTHS, 2001, p. 33-43 ; Hélène Artaud, « Anthropologie maritime ou anthropologie de la mer ? », in H. Artaud et al. (dir .), dossier « Anthropologie marine », Revue d’ethnoécologie, 13, 2018, https://doi.org/10.4000/ethnoecologie.3484.

3 En témoigne la publication récente dans les pages de cette revue d’un dossier consacré à « La mer, la politique et le droit » (Annales HSS, 77-2, 2022, p. 293-355).

4 Marcus Rediker, « Toward a People’s History of the Sea », in D. Killingray, M. Lincoln et N. Rigby (dir.), Maritime Empires: British Imperial Maritime Trade in the Nineteenth Century, Woodbridge, Boydell/National Maritime Museum, 2004, p. 195-206 ; Bernhard Klein et Gesa Mackenthun (dir.), Sea Changes: Historicizing the Oceans, New York, Routledge, 2004 ; Jerry H. Bentley, Renate Bridenthal et Kären Wigen (dir.), Seascapes: Maritime Histories, Littoral Cultures, and Transoceanic Exchanges, Honolulu, University of Hawaiʻi Press, 2007.

5 Parmi les travaux emblématiques de ces nouvelles « humanités bleues », citons par exemple Elizabeth DeLoughrey, « Submarine Futures of the Anthropocene », Comparative Literature, 69-1, 2017, p. 32-44 ; Steve Mentz, « Toward a Blue Cultural Studies: The Sea, Maritime Culture, and Early Modern English Literature », Literature Compass, 6-5, 2009, p. 997-1013 ; Philip E. Steinberg et Kimberley Peters, « Wet Ontologies, Fluid Spaces: Giving Depth to Volume through Oceanic Thinking », Environment and Planning D: Society and Space, 33-2, 2015, p. 247-264 ; David Armitage, Alison Bashford et Sujit Sivasundaram (dir.), Oceanic Histories, Cambridge, Cambridge University Press, 2018 ; Irus Braverman et Elizabeth R. Johnson (dir.), Blue Legalities: The Life and Laws of the Sea, Durham, Duke University Press, 2020 (voir, dans le présent numéro, le compte rendu de cet ouvrage par Pascale Ricard, p. 429-432).

6 Hélène Artaud, Immersion. Rencontre des mondes atlantique et pacifique, Paris, Les Empêcheurs de penser en rond, 2023.

7 Au sein d’une longue tradition d’histoire économique et sociale de la pêche, voir notamment Harold A. Innis, The Cod Fisheries: The History of an International Economy, New Haven/Toronto, Yale University Press/Ryerson Press, 1940 ; Éric Dardel, La pêche harenguière en France. Étude d’histoire économique et sociale, Paris, PUF, 1941 ; John Rule, « The Smacksmen of the North Sea: Labour Recruitment and Exploitation in British Deep-Sea Fishing, 1850-90 », International Review of Social History, 21-3, 1976, p. 383-411 ; Trevor Lummis, Occupation and Society: The East Anglian Fishermen 1880-1914, Cambridge, Cambridge University Press, 1985 ; Daniel Vickers, Farmers and Fishermen: Two Centuries of Work in Essex County, Massachusetts, 1630-1850, Chapel Hill, The University of North Carolina Press, 1994 ; Margaret S. Creighton, Rites and Passages: The Experience of American Whaling, 1830-1870, Cambridge, Cambridge University Press, 1995 ; Peter E. Pope, Fish into Wine: The Newfoundland Plantation in the Seventeenth Century, Chapel Hill, The University of North Carolina Press, 2004.

8 Par exemple Michel Mollat (dir.), Histoire des pêches maritimes en France, Toulouse, Privat, 1987 ; Poul Holm, David J. Starkey et Jón T. Thór (dir.), The North Atlantic Fisheries, 1100-1976: National Perspectives on a Common Resource, Esbjerg, Fiskeri- og Søfartsmuseet, 1996 ; David Starkey, Chris Reid et Neil Ashcroft (dir.), England’s Sea Fisheries: The Commercial Sea Fisheries of England and Wales since 1300, Londres, Chatham, 2000 ; Maria-Lucia De Nicolò, Microcosmi mediterranei. Le comunità dei pescatori nell’età moderna, Bologne, CLUEB, 2004.

9 En France, des liens entre l’histoire et l’anthropologie ont par exemple été établis à l’initiative d’une anthropologue comme Aliette Geistdoerfer, qui a beaucoup travaillé avec la communauté historienne, notamment dans le cadre du GIS Histoire & Sciences de la mer. Voir notamment Christophe Cérino et al. (dir.), Entre terre et mer. Sociétés littorales et pluriactivités, xve- xxe siècle, Rennes, PUR, 2004. D’une manière plus générale, signalons le rôle joué par des anthropologues qui se sont eux-mêmes déportés sur des terrains du passé comme Bonnie J. McCay, Oyster Wars and the Public Trust: Property, Law and Ecology in New Jersey History, Tucson, University of Arizona Press, 1998 ; ou Rob van Ginkel, Braving Troubled Waters: Sea Change in a Dutch Fishing Community, Amsterdam, Amsterdam University Press, 2009 (voir, dans le présent numéro, le compte rendu de cet ouvrage par Emilie Mariat-Roy, p. 417-420).

10 Raymond Firth, Malay Fishermen: Their Peasant Economy, New York, The Norton Library, [1946] 1975 ; Gordon W. Hewes, « The Rubric ‘Fishing and Fisheries’ », American Anthropologist, 50-2, 1948, p. 238-246 ; William L. Leap, « Maritime Subsistence in Anthropological Perspective: A Statement of Priorities », in M. E. Smith (dir.), Those Who Live from the Sea: A Study in Maritime Anthropology, St. Paul, West Pub., 1977, p. 251-263 ; James M. Acheson, « Anthropology of Fishing », Annual Review of Anthropology, 10, 1981, p. 275-316 ; Yvan Breton, « L’anthropologie sociale et les sociétés de pêcheurs. Réflexions sur la naissance d’un sous-champ disciplinaire », Anthropologie et Sociétés, 5-1, 1981, p. 7-27 ; Tim Ingold, The Appropriation of Nature: Essays on Human Ecology and Social Relations, Manchester, Manchester University Press, 1986, p. 80-81. Pour un aperçu synthétique et une réinterprétation de ces débats, voir Gísli Pálsson, « The Art of Fishing », Maritime Anthropological Studies, 2-1, 1989, p. 1-20 ; et H. Artaud, Immersion, op. cit., p. 19-30.

11 G. Pálsson, « The Art of Fishing », art. cit., p. 10-11 ; H. Artaud, Immersion, op. cit., p. 26-33.

12 J. M. Acheson, « Anthropology of Fishing », art. cit., p. 277-288 ; Y. Breton, « L’anthropologie sociale et les sociétés de pêcheurs », art. cit., p. 15-20. Voir également Orvar Löfgren, « Resource Management and Family Firms: Swedish West Coast Fishermen », in R. Andersen et C. Wadel (dir.), North Atlantic Fishermen: Anthropological Essays on Modern Fishing, St. Johns, ISER, 1972, p. 82-103 ; Bonnie J. McCay, « Systems Ecology, People Ecology, and the Anthropology of Fishing Communities », Human Ecology, 6, 1978, p. 397-422 ; James L. Norr et Kathleen L. Norr, « Work Organization in Modern Fishing », Human Organization, 37-2, 1978, p. 163-171.

13 Pour une approche critique du share system, voir Jacques Bidet, « Sur les raisons d’être de l’idéologie. Les rapports sociaux dans le secteur de la pêche », La Pensée, 174, 1974, p. 53-67 ; R. van Ginkel, Braving Troubled Waters, op. cit., p. 170-183 ; Penny McCall Howard, « Sharing or Appropriation? Share Systems, Class and Commodity Relations in Scottish Fisheries », Journal of Agrarian Change, 12-2/3, 2012, p. 316-343.

14 Sur cette question, voir Paul Thompson, « Women in the Fishing: The Roots of Power between the Sexes », Comparative Studies in Society and History, 27-1, 1985, p. 3-32 ; Jane Nadel-Klein et Dona Lee Davis (dir.), To Work and to Weep: Women in Fishing Economies, St. John’s, Memorial University of Newfoundland, 1988 ; et, plus récemment, Kathleen Schwerdtner Máñez et Annet Pauwelussen, « Fish Is Women’s Business Too: Looking at Marine Resource Use through a Gender Lens », in K. Schwerdtner Máñez et B. Poulsen (dir.), Perspectives on Oceans Past: A Handbook of Marine Environmental History, Dordrecht, Springer, 2016, p. 193-211 (voir, dans le présent numéro, le compte rendu de cet ouvrage par Thierry Sauzeau, p. 377-379).

15 Fredrik Barth, « Models of Social Organization I » [1966], in Selected Essays of Fredrik Barth, vol. 1, Process and Form in Social Life, Londres, Routledge & Kegan Paul, 1981, p. 32-47 ; Orvar Löfgren, « The Reluctant Competitors: Fisherman’s Luck in Two Swedish Maritime Settings », Maritime Anthropological Studies, 2-1, 1989, p. 34-58 ; R. van Ginkel, Braving Troubled Waters, op. cit., p. 82-92 ; ou, dans un autre domaine, Robert C. Ellickson, « A Hypothesis of Wealth-Maximizing Norms: Evidence from the Whaling Industry », Journal of Law, Economics, & Organization, 5-1, 1989, p. 83-97. Toute la littérature évoquée dans cette première partie de l’introduction est certes datée et discutable, mais incontestablement riche ; elle mériterait à ce titre d’être davantage lue et mobilisée par les historiennes et les historiens. On trouve des propositions en ce sens dans Bo Poulsen, « Talking Fish: Co-operation and Communication in the Dutch North Sea Herring Fisheries, c. 1600-1850 », in L. Sicking et D. Abreu-Ferreira (dir.), Beyond the Catch: Fisheries of the North Atlantic, the North Sea and the Baltic, 900-1850, Leyde, Brill, 2009 ; et Romain Grancher, « La mauvaise réputation. Mobilité, succès et renommée des maîtres dans le monde de la pêche (Dieppe, xviiie siècle) », in A. Caracausi, N. Rolla et M. Schnyder (dir.), Travail et mobilité en Europe, xvie- xixe siècles, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2018, p. 73-98.

16 Voir, dans le présent numéro, Renaud Morieux, « Lettres perdues. Communautés épistolaires, guerres et liens familiaux dans le monde maritime atlantique du xviiie siècle », p. 333-373 ; Alain Cabantous, Dix mille marins face à l’Océan. Les populations maritimes de Dunkerque au Havre aux xviie et xviiie siècles, vers 1660-1794, Paris, Publisud, 1991 ; et id., Les citoyens du large. Les identités maritimes en France, xviie- xixe siècle, Paris, Aubier, 1995.

17 Bathsheba Demuth, Floating Coast: An Environmental History of the Bering Strait, New York, W. W. Norton & Company, 2019.

18 Cette formule est empruntée à H. Artaud (Immersion, op. cit., p. 13-14), qui postule pour sa part l’existence « de deux perspectives océaniques respectivement situées dans l’Atlantique et le Pacifique ».

19 Sur les changements historiographiques entraînés par l’émergence de la question environnementale, voir notamment Alice Ingold, « Écrire la nature. De l’histoire sociale à la question environnementale ? », A. Ingold (dir.), no spécial « Environnement », Annales HSS, 66-1, 2011, p. 11-29.

20 M. Rediker, « Toward a People’s History of the Sea », art. cit., p. 198 ; Bernhard Klein et Gesa Mackenthun, « Introduction: The Sea Is History », in B. Klein et G. Mackenthun (dir.), Sea Changes, op. cit., p. 1-12 ; W. Jeffrey Bolster, « Putting the Ocean in Atlantic History: Maritime Communities and Marine Ecology in the Northwest Atlantic, 1500-1800 », The American Historical Review, 113-1, 2008, p. 19-47.

21 Arthur F. McEvoy, The Fisherman’s Problem: Ecology and Law in the California Fisheries, 1850-1980, Cambridge, Cambridge University Press, 1986 ; Luis Urteaga, La tierra esquilmada. Las ideas sobre la conservación de la naturaleza en la cultura española del siglo xviii, Barcelone/Madrid, Serbal/CSIC, 1987. Ce désintérêt manifeste et durable de l’histoire environnementale pour la mer a été souligné à maintes reprises, notamment par W. Jeffrey Bolster, « Opportunities in Marine Environmental History », Environmental History, 11-3, 2006, p. 567-597 ; et John R. Gillis, « Filling the Blue Hole in Environmental History », no spécial « The Future of Environmental History : Needs and Opportunities », RCC Perspectives, 3, 2011, p. 16-18.

22 Signalée également par Nadin Heé dans sa contribution au présent dossier (« Régimes de pêche et nouvel ordre mondial dans le bassin Indo-Pacifique au xxe siècle. Circulations trans-impériales, souveraineté océanique et décolonisation », p. 271-293), la récente prise en compte de la fluidité et de la verticalité des espaces maritimes par les sciences sociales est d’abord à mettre au crédit des géographes, notamment Philip Steinberg et Kimberley Peters (« Wet Ontologies, Fluid Spaces », art. cit.). Pour une introduction à ce qu’il est désormais convenu d’appeler l’histoire environnementale de la mer (marine environmental history), bien que celle-ci porte encore presque exclusivement sur la pêche, voir Poul Holm, Tim D. Smith et David J. Starkey (dir.), The Exploited Seas: New Directions for Marine Environmental History, Liverpool, Liverpool University Press, 2001 ; W. J. Bolster, « Opportunities in Marine Environmental History », art. cit. ; Michael Chiarappa et Matthew McKenzie, « New Directions in Marine Environmental History: An Introduction », Environmental History, 18-1, 2013, p. 3-11 ; John Gillis et Franziska Torma (dir.), Fluid Frontiers: New Currents in Marine Environmental History, Cambridge, The White Horse Press, 2015 ; K. Schwerdtner Máñez et B. Poulsen (dir.), Perspectives on Oceans Past, op. cit. Daniel Faget en propose un bilan moins centré sur la littérature anglophone dans « L’histoire environnementale, nouveau chantier de l’histoire des pêches en Europe méridionale ? Bilan historiographique et perspectives », in R. Bécot et S. Frioux (dir.), Écrire l’histoire environnementale au xxie siècle. Sources, méthodes, pratiques, Rennes, PUR, 2022, p. 77-92.

23 Pour un aperçu de ces approches et de ces objets, voir Simonetta Cavaciocchi (dir.), Ricchezza del mare, ricchezza dal mare, secc. xiii- xviii, Florence, Le Monnier, 2 vol., 2006 ; L. Sicking et D. Abreu-Ferreira (dir.), Beyond the Catch, op. cit. ; Valdo D’Arienzo et Biagio Di Salvia (dir.), Pesci, barche, pescatori nell’area mediterranea dal medioevo all’età contemporanea, Milan, Franco Angeli, 2010 ; Gilbert Buti et al. (dir.), Moissonner la mer. Économies, sociétés et pratiques halieutiques méditerranéennes, xve- xxie siècle, Paris/Aix-en-Provence, Karthala/MMSH, 2018.

24 Parmi une littérature désormais considérable, citons notamment Richard C. Hoffmann, « Economic Development and Aquatic Ecosystems in Medieval Europe », The American Historical Review, 101-3, 1996, p. 631-669 ; Richard W. Judd, Common Lands, Common People: The Origins of Conservation in Northern New England, Cambridge, Harvard University Press, 1997 ; Marco Armiero, « La risorsa contesa : norme, conflitti e tecnologie tra i pescatori meridionali (xix sec.) », Meridiana, 31, 1998, p. 179-206 ; Joseph E. Taylor III, Making Salmon: An Environmental History of the Northwest Fisheries Crisis, Seattle, University of Washington Press, 1999 ; Margaret Bettie Bogue, Fishing the Great Lakes: An Environmental History, 1783-1933, Madison, University of Wisconsin Press, 2000 ; Paul D’Arcy, The People of the Sea: Environment, Identity, and History in Oceania, Honolulu, University of Hawaiʻi Press, 2006 ; Callum Roberts, The Unnatural History of the Sea, Washington/Londres, Island Press/Shearwater Books, 2007 ; Bo Poulsen, Dutch Herring: An Environmental History, c. 1600-1860, Amsterdam, Aksant, 2008 (voir, dans le présent numéro, le compte rendu de cet ouvrage par Michael-W. Serruys, p. 384-386) ; Matthew McKenzie, Clearing the Coastline: The Nineteenth-Century Ecological and Cultural Transformations of Cape Cod, Hanover, University Press of New England, 2010 ; Brian J. Payne, Fishing a Borderless Sea: Environmental Territorialism in the North Atlantic, 1818-1910, East Lansing, Michigan State University Press, 2010 ; Daniel Faget, Marseille et la mer. Hommes et environnement marin, xviiie- xxe siècle, Rennes/Aix-en-Provence, PUR/Presses universitaires de Provence, 2011 ; W. Jeffrey Bolster, The Mortal Sea: Fishing the Atlantic in the Age of Sail, Cambridge, The Belknap Press of Harvard University Press, 2012 (voir, dans le présent numéro, le compte rendu de cet ouvrage par Romain Grancher, p. 379-381) ; Joseph Christensen et Malcolm Tull (dir.), Historical Perspectives of Fisheries Exploitation in the Indo-Pacific, Dordrecht, Springer, 2014 ; Romain Grancher, « Les usages de la mer. Droit, travail et ressources dans le monde de la pêche à Dieppe (années 1720-années 1820) », thèse de doctorat, université de Rouen, 2015 ; Daniel Faget, L’écaille et le banc. Ressources de la mer dans la Méditerranée moderne, xvie- xviiie siècle, Aix-en-Provence, Presses universitaires de Provence, 2017 ; Jakobina K. Arch, Bringing Whales Ashore: Oceans and the Environment in Early Modern Japan, Seattle, University of Washington Press, 2018 ; Samuel P. Hanes, The Aquatic Frontier: Oysters and Aquaculture in the Progressive Era, Amherst, University of Massachusetts Press, 2019 ; Solène Rivoal, Les marchés de la mer. Une histoire sociale et environnementale de Venise au xviiie siècle, Rome, École française de Rome, 2022 (voir, dans le présent numéro, le compte rendu de cet ouvrage par Robin Quillien, p. 391-393).

25 Daniel Pauly, « Anecdotes and the Shifting Baseline Syndrome of Fisheries », Trends in Ecology & Evolution, 10-10, 1995, p. 430.

26 Michaela Barnard, Poul Holm et David J. Starkey (dir.), Oceans Past: Management Insights from the History of Marine Animal Populations, Londres, Earthscan, 2008 ; Poul Holm et. al., « Marine Animal Populations: A New Look Back in Time », in A. D. McIntyre (dir.), Life in the World’s Oceans: Diversity, Distribution, and Abundance, Oxford, Wiley-Blackwell, 2010, p. 3-23 ; Jeremy B. C. Jackson, Karen E. Alexander et Enric Sala, Shifting Baselines: The Past and the Future of Ocean Fisheries, Washington, Island Press, 2011 ; James H. Barrett et David C. Orton (dir.), Cod and Herring: The Archaeology and History of Medieval Sea Fishing, Oxford/Philadelphie, Oxbow Books, 2016 ; Poul Holm et. al., « The North Atlantic Fish Revolution (ca. AD 1500) », Quaternary Research, 108, 2019, p. 1-15.

27 Pour un aperçu de ces débats, voir Katharine Anderson, « Does History Count? », Endeavour, 30-4, 2006, p. 150-155 ; W. J. Bolster, « Opportunities in Marine Environmental History », art. cit., p. 580-582 ; Christine Keiner, « How Scientific Does Marine Environmental History Need to Be? », Environmental History, 18-1, 2013, p. 111-120 ; ainsi que la réponse de Poul Holm et. al., « HMAP Response to the Marine Forum », Environmental History, 18-1, 2013, p. 121-126.

28 Une riche histoire intellectuelle de la gestion halieutique s’est développée à la suite de Tim D. Smith, Scaling Fisheries: The Science of Measuring the Effects of Fishing, 1855-1955, Cambridge, Cambridge University Press, 1994. Voir notamment Helen M. Rozwadowski, The Sea Knows No Boundaries: A Century of Marine Science under ICES, Copenhague/Seattle, International Council for the Exploration of the Sea/University of Washington Press, 2002 ; Carmel Finley, All the Fish in the Sea: Maximum Sustainable Yield and the Failure of Fisheries Management, Chicago, The University of Chicago Press, 2011 (voir, dans le présent numéro, le compte rendu de cet ouvrage par Fabien Locher, p. 424-426) ; Jennifer Hubbard, « In the Wake of Politics: The Political and Economic Construction of Fisheries Biology, 1860-1970 », Isis, 105-2, 2014, p. 364-378 ; et Fabien Locher, « Neo-Malthusian Environmentalism, World Fisheries Crisis, and the Global Commons, 1950s-1970s », no spécial « Malthusian Moments », The Historical Journal, 63-1, 2020, p. 187-207.

29 Ryan Tucker Jones, « Running into Whales: The History of the North Pacific from below the Waves », The American Historical Review, 118-2, 2013, p. 349-377 ; B. Demuth, Floating Coast, op. cit. ; Sharika D. Crawford, The Last Turtlemen of the Caribbean: Waterscapes of Labor, Conservation, and Boundary Making, Chapel Hill, The University of North Carolina Press, 2021 ; Tamara Fernando, « Seeing like the Sea: A Multispecies History of the Ceylon Pearl Fishery 1800-1925 », Past & Present, 254-1, 2022, p. 127-160 et ead., « Mapping Oysters and Making Oceans in the Northern Indian Ocean, 1880-1906 », Comparative Studies in Society and History, 65-1, 2023, p. 53-80. Une source d’inspiration parmi d’autres (allant des animal studies à l’anthropologie des « enchevêtrements interspécifiques » pratiquée par Anna Lowenhaupt Tsing) : Michel Callon, « Éléments pour une sociologie de la traduction. La domestication des coquilles Saint-Jacques et des marins-pêcheurs dans la baie de Saint-Brieuc », L’Année sociologique, 36, 1986, p. 169-208.

30 Elinor Ostrom, Governing the Commons: The Evolution of Institutions for Collective Action, Cambridge, Cambridge University Press, 1990.

31 David Feeny et. al., « The Tragedy of the Commons: Twenty-Two Years Later », Human Ecology, 18-1, 1990, p. 1-19.

32 Par exemple, E. Paul Durrenberger et Gísli Pálsson, « Ownership at Sea: Fishing Territories and Access to Sea Resources », American Ethnologist, 14-3, 1987, p. 508-522 ; James M. Acheson, The Lobster Gangs of Maine, Hanover, University Press of New England, 1988 ; ou Rob van Ginkel, « The Abundant Sea and Her Fates: Texelian Oystermen and the Marine Commons, 1700 to 1932 », Comparative Studies in Society and History, 38-2, 1996, p. 218-242.

33 Pour s’en tenir à quelques références en français, voir Annie-Hélène Dufour, « Poser, traîner : deux façons de concevoir la pêche et l’espace », Bulletin d’Écologie humaine, 5-1, 1987, p. 23-45 ; Claude Fay, « Repères technologiques et repères d’identité chez les pêcheurs du Macina (Mali) », in M.-J. Solivet et D. Rey-Hulman (dir.), Jeux d’identités. Études comparatives à partir de la Caraïbe, Paris, L’Harmattan, 1994, p. 167-202 ; Stéphane Bouju, « Anthropologie et halieutique : réflexion sur l’élaboration d’une typologie et sur l’intérêt de l’utilisation de la notion de technotope », in F. Laloë, H. Rey et J.-L. Durand (dir.), Questions sur la dynamique de l’exploitation halieutique, Paris, ORSTOM, 1995, p. 245-262 ; Marie-Christine Cormier-Salem, « Paysans-pêcheurs du terroir et marins-pêcheurs du parcours. Les géographes et l’espace aquatique », L’Espace géographique, 24-1, 1995, p. 46-59.

34 Lauren Benton, A Search for Sovereignty: Law and Geography in European Empires, 1400-1900, Cambridge, Cambridge University Press, 2009 ; Guillaume Calafat, Une mer jalousée. Contribution à l’histoire de la souveraineté, Méditerranée, xviie siècle, Paris, Éd. du Seuil, 2019.

35 Sur les conflits liés aux droits de pêche, voir notamment B. J. McCay, Oyster Wars…, op. cit. ; Micah S. Muscolino, Fishing Wars and Environmental Change in Late Imperial and Modern China, Cambridge, Harvard University Press, 2009 ; Renaud Morieux, « Anglo-French Fishing Disputes and Maritime Boundaries in the North Atlantic », in P. C. Mancall et C. Shammas (dir.), Governing the Sea in the Early Modern Era: Essays in Honor of Robert C. Ritchie, Los Angeles, Huntingdon Library Press, 2015, p. 41-75 ; Nadin Heé, « Negotiating Migratory Tuna: Territorialization of the Oceans, Trans-War Knowledge and Fisheries Diplomacy », Diplomatic History, 44-3, 2020, p. 413-427.

36 Jesse C. Ribot et Nancy Lee Peluso, « A Theory of Access », Rural Sociology, 68-2, 2003, p. 153-181.

37 Aliette Geistdoerfer, « Connaissances techniques et patrimoines maritimes », no spécial « Pouvoir et patrimoine au village. Deuxième partie », Études rurales, 65, 1977, p. 49-58 ; Paul Jorion, « Les deux concepts fondamentaux de la pêche artisanale. La ‘saison’ et le ‘métier’ à Houat (Morbihan) », no spécial « Ethnologie maritime », Ethnologie française, 9-2, 1979, p. 135-146 ; A.-H. Dufour, « Poser, traîner », art. cit. ; Gísli Pálsson, « Enskilment at Sea », Man, 29-4, 1994, p. 901-927. Pour une analyse qui nuance ce rapport à la mer médié par la technique et fait toute sa place aux corps et aux affects des pêcheurs, voir H. Artaud, Immersion, op. cit., p. 69-77.

38 J’emprunte cette notion à Pascal Dubourg Glatigny et Hélène Vérin qui ont dirigé l’ouvrage collectif Réduire en art. La technologie de la Renaissance aux Lumières, Paris, Éd. de la MSH, 2008.

39 Marie Roué, « Histoire et épistémologie des savoirs locaux et autochtones. De la tradition à la mode », Revue d’éthnoécologie, 1, 2012, https://doi.org/10.4000/ethnoecologie.813 ; H. Artaud, Immersion, op. cit., p. 154-164. Pour une réflexion historienne sur ces débats, voir Brian Payne, « Local Economic Stewards: The Historiography of the Fishermen’s Role in Resource Conservation », Environmental History, 18-1, 2013, p. 29-43.

40 Parmi une littérature très abondante, voir notamment Nigel Haggan, Barbara Neis et Ian G. Baird (dir.), Fishers’ Knowledge in Fisheries Science and Management, Paris, UNESCO, 2007 ; ainsi que les travaux pionniers de Robert E. Johannes, Words of the Lagoon: Fishing and Marine Lore in the Palau District of Micronesia, Berkeley, University of California Press, 1981 ; et, avec Keneth Ruddle (dir.), The Traditional Knowledge and Management of Coastal Systems in Asia and the Pacific, Jakarta, UNESCO, 1985.

41 Romain Grancher, « Le tribunal de l’amirauté et les usages du métier. Une histoire ‘par en bas’ du monde de la pêche (Dieppe, xviiie siècle) », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 65-3, 2018, p. 33-58 ; Florian Grisel, The Limits of Private Governance: Norms and Rules in a Mediterranean Fishery, Londres, Hart Publishing, 2021 (voir, dans le présent numéro, le compte rendu de cet ouvrage par Yannick Bosc, p. 413-415) ; Solène Rivoal, « Expertise et normes professionnelles : le rôle des pêcheurs vénitiens », in P. Bernardi, C. Maitte et F. Rivière (dir.), Dans les règles du métier. Les acteurs des normes professionnelles au Moyen Âge et à l’époque moderne, Palerme, New Digitals Frontiers, 2020, p. 201-219. Notons, à la suite d’Edella Schlager (« Coastal Fishery Dilemmas and Fishers’ Institutional Responses », in E. Ostrom, R. Gardner et J. Walker (dir.), Rules, Games and Common Pool Resources, Ann Arbor, University of Michigan Press, 1994, p. 247-265), que ce droit est loin de se limiter à des problèmes de conservation des ressources, mais vise également à prévenir et à encadrer les conflits qui peuvent survenir au sein des flottes, par exemple après un accident sur les lieux de la pêche ou à propos d’une prise disputée – le cas le plus emblématique étant celui des normes internationales qui règlent la capture des cétacés. Sur ce dernier point, voir Robert Deal, The Law of the Whale Hunt: Dispute Resolution, Property Law, and American Whalers, 1780-1880, New York, Cambridge University Press, 2016.

42 Robert E. Johannes, « Traditional Marine Conservation Methods in Oceania and their Demise », Annual Review of Ecology and Systematics, 9-1, 1978, p. 349-364 ; Tamatoa Bambridge, The Rahui: Legal Pluralism in Polynesian Traditional Management of Resources and Territories, Canberra, Australian National University Press, 2016 ; Daniel Faget et. al., « Les pêcheries de Bahiret El Bibane. Une histoire contemporaine des pêches tunisiennes », Rives méditerranéennes, 64, 2023, p. 105-136 ; D. Faget, Marseille et la mer, op. cit., p. 29-35 ; Romain Grancher, « Les savoirs de l’expérience. Une enquête sur la fabrique de la police des pêches (France, années 1680-1860) », dans le présent numéro, p. 231-269.

43 Par exemple Fabien Locher, « Reconstruire la pêche française. État, écologie et modernisation (1939-1958) », Le Mouvement social, 1-278, 2022, p. 73-88 ; ou Hugo Vermeren, « Maritime Sovereignty, the Territorialization of Islands and the Integration of Fishermen in Colonial Tunisia (La Galite) », Coastal Studies & Society, 2-2, 2023, p. 196-215.

44 Alison Bashford, « Terraqueous histories », The Historical Journal, 60-2, 2017, p. 253-272 ; Lauren Benton et Nathan Perl-Rosenthal, « Afterword: Land-Sea Regimes in World History », in L. Benton et N. Perl-Rosenthal (dir.), A World at Sea: Maritime Practices and Global History, Philadelphie, University of Pennsylvania Press, 2020, p. 186-192 ; Romain Grancher et Michael-W. Serruys, « Changes on the Coast: Towards a Terraqueous Environmental History », Journal for the History of Environment and Society, 6, 2021, p. 11-34.