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Kant et l'expérience esthétique de la liberté*

Published online by Cambridge University Press:  13 April 2010

Daniel Dumouchel
Affiliation:
Université de Montréal

Extract

Kant and the Experience of Freedom rassemble les articles de Paul Guyer consacrés à l'esthétique de Kant depuis 1982 et un certain nombre de textes inédits qui vont jusqu'à 1991. Il s'agira certainement d'un jalon important dans l'interprétation de l'esthétique de Kant et des questions philosophiques qui y sont apparentées. Le virage qu'y prend l'auteur par rapport à son livre célèbre de 1979, Kant and the Claims of Taste, est également impressionnant. Moins dépendant des débats qui prédominaient dans l'esthétique de l'époque, il ne s'agit plus tant pour Guyer d'essayer de dégager le noyau normatif de la théorie kantienne du goût et d'en faire valoir la cohérence et la légitimité, que d'interroger les rapports multiples et complexes qu'entretiennent l'esthétique et la moralité chez Kant, dans la Critique de la faculté de juger et au-delà.

Type
Critical Notices/Études critiques
Copyright
Copyright © Canadian Philosophical Association 1996

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References

Notes

1 Kant and the Claims of Taste, Cambridge, Harvard University Press, 1979.Google Scholar

2 Guyer rejoint ainsi, d'une certaine façon, l'interpréation de Guillermit, Louis, qui, dans son Élucidation critique du jugement de goût selon Kant (Paris, CNRS, 1986)Google Scholar, distinguait une «déduction formelle» et une «déduction réelle» du jugement esthétique, cette seconde entreprise visant à établir une théorie transcendantale du symbolisme et ne se complétant que dans la «Dialectique du jugement esthétique». Là s'arrête cependant le rapprochement, puisque les deux interprètes adoptent des positions antagonistes sur la fonction et la portée de la «déduction» du jugement esthétique.

3 Les sections 6 et 8, plus anciennes, sont consacrées respectivement aux rapports entre le beau et le sublime et à la question du génie et de l'art. Les sections 1, 5, 7 et 9, rédigées entre 1985 et 1989, traitent de la connexion entre l'esthétique et la moralité en tant que telle. Les sections 2, 3 et 4, qui datent de 1990, s'efforcent de situer cette nouvelle problématique sur le fond du développement de la réflexion esthétique au xvme siècle. Enfin, la section 10, écrite à la fin de 1991, offre une perspective complémentaire en posant la question du rapport entre le principe moral du devoir et le sentiment du point de vue de la philosophic morale de Kant, et non pas du point de vue de l'esthétique (p. x).

4 L'idée d'une évolution du texte de la troisième Critique repose sur une reconstruction «génétique» de la Critique de la faculté de juger entre 1787 et 1790, dont Tonelli, G. a été le principal artisan, mais sans en tirer clairement, à maconnaissance, les implications philosophiques (cf. «La formazione del testo della Kritik der Urteilskraft», Revue Internationale de philosophie, vol. 8, nº 30 [1954], p. 423448)Google Scholar. Je reviens plus loin sur une telle perspective, que j'ai par ailleurs documentée dans mon article: «La découverte de la faculté de juger réfléchissante. Le rôle heuristique de la Critique du goût dans la formation de la Critique de lafaculte de juger», Kant-Studien, vol. 85 (1994), p. 419442.Google Scholar

5 C'est-à-dire tous les développements qui concernent le sublime, l'intérêt moral de l'esthétique, la signification esthétique, l'art et le génie, le symbolisme esthétique, etc. II faudrait ajouter à cette liste les développements ultérieurs sur la finalité esthétique des belles formes de la nature, qui résultent de l'élargissement de la troisième Critique dans une problématique dominée par la réflexion téléologique, qui a conduit Kant à reformuler le projet initial de la troisième Critique, comme Critique du goût, dans les termes d'une Critique de la faculté de juger au sens propre, dont l'esthétique n'est plus que la première partie. II est intéressant de voir que les passages que le premier ouvrage de Guyer isolaient comme constituant le coeur de la troisième Critique relèvent en fait de son projet initial. Je reviendrai plus loin sur cette reconstruction génétique de la troisième Critique, qui éclaire certaines des difficultés interprétatives qu'on y rencontre.

6 Guillermit, Cf. L., Élucidation critique…, et D. W. Crawford, Kant's Aesthetic Theory, Madison, University of Wisconsin Press, 1974.Google Scholar

7 Voir la Doctrine de la vertu, Introduction, V, A (VI, p. 386). Les ceuvres de Kant seront citées d'après l'édition de l'Académie Berlin, de, selon le tome (chiffres romains) et la page (chiffres arabes). J'utiliserai les traductions françaises des CEuvres philosophiques (Paris, Gallimard, t. I-III, 1980–1986), en les modifiant parfois.Google Scholar

8 Guyer suggère également que si le goût — entendez: l'expérience esthétique de la liberté de juger – est en mesure de représenter et de promouvoir la moralité, le jugement esthétique désintéressé perd cependant, à long terme, l'«intéret » qu'il présente pour nous, s'il ne sert pas (librement) les intérêts de la moralité (p. 96). Cette idée, confirmée explicitement par certains passages de Kant lui-même (par exemple: §52, V, p. 326, à propos des beaux-arts, lorsqu'ils ne sont pas Iiés aux Idees morales, qui «seules s'accompagnent d'une satisfaction indépendante») et que Guyer semble faire sienne dans son étude, ne me semble pas être une conclusion nécessaire de l'esthétique de Kant, du moins si Ton demeure sur le plan de la fondation transcendantale des jugements esthétiques, puisque le «désintéressement libre» dont ils témoignent devrait suffire à maintenir réflexivement leur «intérêt» pour la moralité. Ce genre de passages, assez fréquents dans la CFJ, me parait viser en fait presque exclusivement la beauté artistique, et par conséquent reposer sur le préjugé d'une supériorité «morale» de la nature par rapport à l'art. On verra plus tard que Guyer répercute lui-même cette dévalorisation de l'art qui, chez Kant, est un processus complexe qui ne saurait s'expliquer sur la seule base de la Critique de la faculté de juger esthétique.

9 Guyer ajouterait à cette liste l'Idéal du beau (CFJ, §17), qui sert à donner, par le truchement de la beauté humaine morale, une représentation de la préséance inconditionnée de la moralité.

10 On pense ici à la note de la Première partie (VI, p. 23–24) où Kant explique'en réponse aux objections formulées par Schiller dans son essai Über Anmut und Würde – que la disposition esthétique de la vertu est le «coeur joyeux dans l'accomplissement de son devoir», qui constitue «un signe de l'authenticite de l'intention vertueuse» et «sans laquelle on n'est jamais certain de s'être affecté par le bien, c'est-à-dire d'y avoir adhéré en sa maxime». Cette façon de référer au débat entre Kant et Schiller n'est pas fortuite dans l'argumentation de Guyer. Au contraire, elle parcourt l'ouvrage entier en filigrane.

11 Ou qui ne constituent du moins qu'une transition problématique vers la moralité. Cf. CFJ, §41.

12 Le §60 en donne un exemple frappant: «Mais, puisque le goût est au fond une faculté d'appréciation de la sensibilisation (Versinnlichung) des Idées morales (au moyen d'une certaine analogie de la réflexion sur ces deux choses), et puisque le plaisir que le goût déclare valable pour I'humanité en général, et non seulement pour quelque sentiment personnel, est dérivé de ce goût et de la plus grande réceptivité pour le sentiment provenant de ces Idées (qa 'on appelle le sentiment moral), réceptivité qui se fonde elle-même sur le goût, il est clair que la vraie propédeutique pour la fondation du goût est le développement des Idées morales et la culture du sentiment moral, puisque c'est seulement si Ton accorde la sensibilité avec celui-ci que le goût véritable peut recevoir une forme déterminée et invariable)) (V, p. 356, les italiques sont de moi, traduction légèrement modifiée). Les traductions francaises (celle de Ladmiral et al., que j'utilise ici, et celle de Philonenko) sont très analytiques et présentent l'avantage de dégager clairement l'ambivalence du texte kantien.

13 À cette énumération, Guyer ajoute la question de la finalité de la nature dans sa totalité en tant que système des fins (§67,83,84), puisqu'il s'agirait, dans ce cas, de représenter le caractère unique de la moralité en tant que fin nécessaire, et partant, de fournir ainsi une représentation de la primauté de la raison pratique elle-même (p. 36). J'avoue ne pas pouvoir suivre l'auteur ici, puisqu'une telle «représentation», d'une part, n'a rien d'«esthétique», dans la mesure où elle dépend d'une observation minutieuse de la nature, et pour ainsi dire d'une extension du principe de réflexion téléologique sur les fins naturelles à l'ensemble de la nature (cf. §67), et parce qu'elle n'est rendue possible, d'autre part, que sur la base d'une compréhension préalable de la destination suprasensible de l'être humain, qui agit comme fin dernière de la nature (ç82–83). Par conséquent, le jugement téléologique sur la nature comme système des fins semble moins représenter la valeur inconditionnelle de la moralité que présupposer cette dernière.

14 Par exemple: «The free delight in beauty represents the dependence of moral feeling on an antecedent determination of the free will, and in light of this parallel beauty gives some sensible representation to the relation between reason and feeling in morality itself» (p. 40)

15 C'est la raison pour laquelle seule la beauté humaine est susceptible de constituer l'idéal de beauté. L'idéal est une représentation de l'imagination qui tente de saisir le phénomène de la moralité dans l'homme, seul être susceptible de perfection à proprement parler, puisqu'il est le seul être de la nature dont le concept naturel n'épuise pas la destination. Le passage de la CFJ sur l'idéal de la beauté est la réponse kantienne à la théorie néoclassique de la beauté idéale, que Winckelmann avait réintroduite en Allemagne.

16 CFJ, ç42. Guyer (p. 108) développe cette dimension de la beauté naturelle, en soulignant que ce n'est que lorsqu'il est question de l'existence des belles formes naturelles, en tant qu'indices d'une réalité de la raison pratique dans la nature, et done en tant qu'anticipation (esthétique) du souverain bien dans le monde, que Kant parle explicitement d'«intérêt» esthétique. II faut se souvenir que la théorie kantienne lie l'intérêt à l'existence de l'objet de la représentation, qui est rapportée à la faculté de désirer (pathologique ou pure). C'est pourquoi l'analogie structurelle entre l'expérience esthétique et le jugement moral ne donne pas lieu selon lui à un «intérêt» au sens strict, dès lors que l'activité de jugement n'est pas dépendante d'un rapport de l'objet de la représentation à la faculté de désirer et qu'elle n'en produit aucun. La situation change dans le cas du beau naturel, auquel viendrait s'attacher synthétiquement un «intérêt» intellectuel pratique, sans remettre en question l'autonomie judicative de l'expérience qui le porte (cf. CFJ, ç42

17 Qui inclut forcément la question de l'«idéal du beau», qui n'est rien d'autre que la question de la représentation artistique de la «beauté morale».

18 Ainsi, p. 132, à propos de la position complexe de Kant sur 1'art, l'auteur souligne que selon Kant la réponse et la production artistiques doivent faire une place aussi bien à la ((dimension morale qui ne peut jamais être laissée à l'écart des produits de l'intentionalité humaine» qu'à la «liberté de l'imagination qui caractérise la pure réponse esthétique aux beautés naturellest» (les italiques sont de moi). Or, la théorie kantienne du jugement et de la réponse esthétiques ne sont pas en mesure de dégager cette spécificité objectale de l'expérience esthétique, puisque l'exigence de «libre légalité de l'imagination» qui la caractérise peut être satisfaite par de multiples objets. De plus, la «naturalité», dans l'esthétique de Kant, comme d'ailleurs dans tout le dix-huitième siècle, recouvre des phénomènes plus large que la nature au sens strict, et elle tend à s'identifier à la «liberté» au sens de l'absence de contraintes. On peut ainsi, comme le suggèrent plusieurs réflexions précritiques sur l'esthétique et certains passages de la CFJ, réintégrer le «naturel» ou la «naturalité» au coeur de l'expérience du «goût» et du «beau», sans isoler en même temps le «beau de la nature» comme forme paradigmatique de cette expérience. Si Ton fait abstraction des ç23'30, qui sont de rédaction plus tardive (et tout spécialement des ç23 et 30, qui encadrent l'analyse du sublime par une comparaison de la réflexion esthétique sur les belles formes naturelles et sur le sublime de la nature), la préséance de la beauté naturelle n'apparait pas, dans la Critique de la faculté de juger esthétique, avant le ç42, qui fonde cette préséance sur une attente morale, et non sur le caractére paradigmatique de l'expérience de la beauté de la nature.

19 Cette problématique est déjà présente explicitement dans l'article de 1788: Sur I'usage desprincipes téléologiques en philosophie; cf. VIII, p. 182183.Google Scholar

20 Comme en témoignent les développements tardifs de la «Critique de la faculté de juger téléologique», à partir desquels l'lntroduction définitive semble être conçue.

21 C'est cette subjectivité transcendantale qui constitue pour ainsi dire le «sol» sur lequel devra s'établir l'édifice – encore a venir – de la métaphysique. Cf. la Préface à la CFJ, V, p. 168

22 J'ai analysé les implications proprement esthétiques de l'évolution théorique de la troisième Critique dans mon texte: «Genèse de la troisième Critique: le rôle de l'esthétique dans l'achèvement du système critique», dans Kant's Aesthetics/ Kants Aesthetik / L'esthétique de Kant, sous la dir. de Parret, H., Berlin, Walter de Gruyter, 1996.Google Scholar

23 Voir particulièrement les §23 et 30, qui reflètent cette perspective ultime de la théorie esthétique de Kant.

24 Guyer suggère à plusieurs reprises que le caractère intentionnel (au moins à l'origine du processus de création) de l'oeuvre d'art ferait peser une menace sur l'autonomie esthétique du spectateur, tandis que la beauté naturelle serait à l'abri de ce reproche.