Le droit n’est pas un objet pur; il n’existe pas, on le fait. Et qu’il en ait ou non conscience, le juriste défend une cause. Décrire pour lui c’est choisir.
Marquée par le positivisme, la modernité juridique a fait de l’objectivité et de la neutralité non seulement des idéaux mais des postulats. Plusieurs juristes, gravitant principalement dans l’orbite anglo-américaine, estiment cependant que ces postulats n’ont en bout de ligne servi qu’à masquer l’imposition à toute la société des systèmes normatifs en vigueur au sein des seuls groupes dominants, consacrant ainsi non seulement l’exclusion effective de plusieurs segments de la population mais également l’occultation symbolique de leur réalité sociale. Ce constat en incite d’ailleurs un nombre croissant à remettre en question le rôle que jouent l’objectivité et la neutralité dans les processus intellectuels et institutionnels d’élaboration et d’interprétation des normes juridiques. Ces juristes, qui se réclament de courants de pensée voués à l’affirmation sociale de groupes historiquement défavorisés, font un impératif catégorique de la prise en considération par la société majoritaire de l’expérience distincte qu’ont vécue et que vivent encore les membres de ces groupes, dont l’exclusion se fonde généralement sur la possession d’une identité quelconque, longtemps présumée moins digne de respect. C’est cette référence fondatrice à la variable identitaire qui unit leurs discours, de sorte qu’au-delà des différences méthodologiques et philosophiques les opposant, tous ces juristes participent à une mouvance que nous avons qualifiée ailleurs de «critique juridique identitaire». De fait, qu’ils se réclament de l’analyse féministe du droit, de la Critical Race Theory ou de la critique postcoloniale du droit, tous militent pour que soit enfin entendue la parole des groupes avec lesquels ils se solidarisent. De même, tous communient au projet d’ouvrir l’epistemologie du droit à cette parole. A une critique politico-philosophique soulevant la question de la justice intrinsèque des normes positives s’en adjoint ainsi une autre, encore plus fondamentale peut-être, de nature épistémologique. C’est de cette critique qu’il sera question dans cet article.