LOI SUR LE DEVOIR DE VIGILANCE – LES ENJEUX JURIDIQUES DES MISES EN DEMEURE ET DES SAISINES DES TRIBUNAUX

Cet article est une traduction réalisée avec l’aide de Pauline Hoerner de l’article de blog suivant : All Eyes on France – French Vigilance Law First Enforcement Cases (2/2) The Challenges Ahead, publié au Business and Human Rights Journal Blog en janvier 2020.

La France est au centre de tous les regards alors qu’interviennent les premières mises en demeure et saisines des tribunaux sur le fondement de la loi sur le devoir de vigilance (la « Loi sur le devoir de vigilance » ou la « Loi »). Ces actions se rattachent au mécanisme d’exécution prévu par la Loi. Celui-ci a été décrit dans un précédent article de même que les premiers cas dans lesquels il a été déclenché et les tendances qui en découlent. Le présent article de blog met en lumière certains des enjeux juridiques principaux concernant le déclenchement et la mise en œuvre de ce mécanisme. Ces enjeux présentent un intérêt tout particulier pour les différentes parties prenantes qui pourraient être concernées par tout nouveau cas susceptible d’être initié sur le fondement de ce mécanisme.

1.            Enjeux pour les parties

1.1          Enjeux pour les parties requérantes

Un premier enjeu pour les parties requérantes consiste à identifier les cas et les sociétés qui seront visées par le mécanisme d’exécution. Ce choix dépend bien entendu de la stratégie des parties requérantes. Cependant, le mécanisme est encore jeune et il faut garder à l’esprit que les premières affaires enverront un signal fort quant à possibilité de déclencher ce mécanisme et à sa mise en œuvre.

Le recours à ce mécanisme requiert une attention particulière : dans quelle mesure son déclenchement permettra-t-il de répondre à une situation spécifique de risque ou d’atteinte envers les droits humains ou l’environnement ? Comment ce déclenchement pourrait-il garantir l’applicabilité de la Loi sur le devoir de vigilance et de son régime de sanctions ? À cet égard, il peut être surprenant de constater que les premiers cas d’exécution n’ont pas ciblé les sociétés ne disposant pas de plan de vigilance quand bien même celles-ci entreraient dans le champ d’application de la Loi. Cette situation peut être liée à la difficulté rencontrée par les tiers pour identifier avec certitude les sociétés entrant dans ce champ d’application alors même qu’il n’existe à ce jour aucune liste officielle de ces sociétés.[i]

Deuxième enjeu, le déclenchement du mécanisme d’exécution repose sur les parties ayant un intérêt à agir. Toutefois certaines de ces parties peuvent avoir une capacité financière et opérationnelle limitée, ce qui peut engendrer des difficultés pour déclencher les deux étapes du mécanisme d’exécution.

De plus, et même si les parties requérantes étaient en capacité de déclencher le mécanisme, un troisième enjeu consisterait à prouver qu’elles ont intérêt à agir en vertu du droit français, comme l’exige la deuxième étape du mécanisme d’exécution. Cette question a déjà été soulevée lors de l’audience de Total concernant les projets en Ouganda et elle le sera probablement à nouveau dans les futurs cas, en particulier ceux impliquant des ONG.

Un enjeu connexe porte sur la protection des parties ayant déclenché ce mécanisme (et des individus plus ou moins étroitement liés à la procédure). Ces parties et individus pourraient être soumis à des pressions ou des dangers accrus, en particulier dans un contexte où les défenseurs de l’environnement et des droits humains sont de plus en plus menacés – une situation que les parties, tout comme les tribunaux, devraient attentivement prendre en compte.[ii]

1.2          Enjeux pour les sociétés

Du côté des sociétés, le déclenchement du mécanisme d’exécution rend plus tangible la possibilité d’une éventuelle astreinte. Il pourrait dès lors amener les sociétés à appréhender avec plus de sérieux l’établissement et la mise en œuvre effective de leur plan de vigilance.

En aucun cas l’existence de ce mécanisme et son déclenchement potentiel ne devraient avoir pour résultat de décourager ou dissuader les sociétés d’améliorer leurs plans de vigilance et de développer des procédures conformes à la Loi et aux normes internationales relatives aux entreprises et droits humains. En particulier, une meilleure visibilité sur la mise en œuvre du mécanisme d’exécution devrait amener les sociétés, non pas à considérer le respect de la Loi comme une simple question de risques juridiques et financiers calculés, mais au contraire, devrait les inciter à disposer de plans de vigilance détaillés et mis en œuvre de manière effective. Il ne doit pas non plus s’agir pour les sociétés de préférer attendre qu’une injonction soit ordonnée pour mettre en place les mesures requises par la Loi.

Par ailleurs, il convient de rappeler que toutes les sociétés soumises à la Loi sur le devoir de vigilance peuvent être visées par le mécanisme d’exécution, quels que soient leur visibilité, leurs revenus et leurs tentatives de rester sous le radar de la Loi en n’établissant aucun plan de vigilance.

2.            Quelques enjeux supplémentaires relatifs aux premières affaires

2.1          Sur la procédure

Au premier stade du mécanisme d’exécution, le nombre de mises en demeure et la diversité des parties concernées constituent un signal positif, montrant que cette première étape est opérationnelle. Toutefois, il reste à voir dans quelle mesure cette première étape peut effectivement permettre aux parties requérantes et à la société concernée d’engager un dialogue constructif pour résoudre les problèmes soulevés sans pour autant aller jusqu’à la deuxième étape du mécanisme d’exécution. La réponse à cette question dépendra essentiellement du positionnement des deux parties et de leur volonté de dialogue.

S’agissant de la deuxième étape du mécanisme d’exécution, les premières affaires portées devant les tribunaux enverront un signal important sur les conditions de déclenchement de ce mécanisme et sa mise en œuvre. Ainsi que l’on pouvait s’y attendre dans l’affaire Total Ouganda, et comme cela risque de se reproduire, les sociétés s’attacheront à débattre du choix de la juridiction compétente.

Plus précisément, les sociétés chercheront probablement à démontrer la compétence du tribunal de commerce plutôt que celle du tribunal judiciaire. En effet, il pourrait être soutenu que les juges du tribunal de commerce seraient mieux à même de comprendre les contraintes des sociétés car plus spécialisés dans la conduite de leurs affaires. Ce débat sur la compétence devra être observé de près d’autant que la Loi sur le devoir de vigilance ne précise pas expressément la juridiction compétente.[iii]

Mettre l’accent sur la compétence peut être une ligne argumentaire habituelle pour les avocats spécialisés dans le contentieux. Toutefois, s’agissant des litiges liés au respect des droits humains par les sociétés, cette approche peut, dans certains cas, s’avérer contre-productive pour les sociétés, y compris vis-à-vis de leurs différentes parties prenantes. Elle retarde inévitablement la procédure judiciaire et peut affecter la démonstration, par les sociétés, de leur volonté de se conformer à la Loi sur le devoir de vigilance. En outre, une fois l’attention attirée sur un cas d’espèce, la société visée devra, en tout état de cause, prendre des mesures et mettre en place des procédures, soit sous l’injonction du tribunal, soit sous la pression de ses parties prenantes. Enfin, procédure judiciaire ou non, les sociétés seront vraisemblablement de plus en plus appelées à prouver qu’elles ont déployé des procédures telles que celles requises par la Loi sur le devoir de vigilance. Cette hypothèse pourrait en particulier être vérifiée en raison des législations envisagées sur la diligence raisonnable en matière de droits humains au niveau de l’UE et de plusieurs pays.

2.2          Sur le fond

Sur le fond, les premiers cas permettront probablement d’évaluer si les obligations énoncées dans la Loi sur le devoir de vigilance (les « Obligations de vigilance ») ont été respectées ou non. L’évaluation de l’exhaustivité d’un plan de vigilance et de l’effectivité de sa mise en œuvre peut s’avérer difficile, et plus encore pour les cas concernant des régions géographiquement éloignées. De plus, il reste à voir si les tribunaux, par le biais de ces premiers cas, apporteront davantage de précisions sur le degré d’exhaustivité attendu des plans de vigilance, y compris sur l’éventuelle déclinaison des plans de vigilance par rapport à des projets donnés menés par les sociétés.

Les premières affaires permettront également de savoir si les tribunaux ordonneront, par le biais d’injonctions, le déploiement par les sociétés de mesures détaillées pour se conformer à leurs Obligations de vigilance. Ces premières affaires pourraient également éclaircir le montant de l’astreinte potentielle et le délai dans lequel les tribunaux compétents pourraient statuer sur les cas qui leur sont soumis.

Si une injonction devait être ordonnée, il reste à établir la manière dont les tribunaux apprécieront le respect par la société de cette injonction et l’exécution de ses Obligations de vigilance. Enfin, il conviendra aussi de surveiller comment s’articuleront devant les tribunaux la deuxième étape du mécanisme d’exécution et la procédure en responsabilité civile prévue par la Loi sur le devoir de vigilance si elles devaient toutes deux concerner les mêmes impacts négatifs. Une analyse approfondie des enjeux juridiques de la deuxième étape du mécanisme d’exécution sera développée dans un article à venir.

Alors que les cas seront débattus et jugés, il n’en demeure pas moins que les professions juridiques restent encore trop peu familières de la Loi, de son approche basée sur des procédures données et du paysage normatif international dans lequel la Loi s’inscrit (aussi appelé galaxie). C’est en particulier le cas, dans ce paysage normatif, des Principes directeurs des Nations Unies relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme, les Principes directeurs de l’OCDE à l’intention des entreprises multinationales et les normes et pratiques qui en découlent. Ces textes ont toutefois inspiré la Loi sur le devoir de vigilance et devraient servir de guide pour la mise en œuvre et l’interprétation de celle-ci.

Un défi connexe pour les professions juridiques impliquées dans le déclenchement et la mise en œuvre du mécanisme d’exécution sera de pouvoir saisir quels sont les acteurs qui gravitent autour du domaine “entreprises et droits humains”, leur légitimité, et l’autorité de leurs travaux. Ces acteurs et leurs travaux sont mentionnés dans les arguments oraux et écrits formulés par les parties devant les tribunaux et continueront de l’être. Acquérir une telle compréhension serait extrêmement utile dans la mesure où la Loi sur le devoir de vigilance s’inscrit dans un paysage multipartite où un nombre croissant d’acteurs sont impliqués, avec leurs propres agendas, et une compréhension plus ou moins complète de la Loi et du droit français en général.

 

Elsa Savourey est avocate, membre du Barreau de Paris, spécialisée sur les questions relatives au respect des droits humains dans les entreprises. Elle coordonne également la pratique Entreprises et Droits Humains du cabinet Herbert Smith Freehills à l’échelle mondiale. Elle remercie Stéphane Brabant pour son soutien lors de la préparation de cet article de blog, ainsi qu’Adèle Bourgin et Marie Badr pour leurs recherches et leurs commentaires sur les versions préliminaires de cet article.

[i] CCFD Terre Solidaire & Sherpa, Le radar du devoir de vigilance – Identifier les entreprises soumises à la loi, juin 2019 ; Lettre de 21 ONG au Ministre de l’économie et des finances relative au suivi de la mise en œuvre de la Loi sur le devoir de vigilance, 19 décembre 2019.

[ii] Sur la situation des défenseurs des droits de l’homme, voir généralement les ressources du BHRRC, Business, Civic Freedoms & Human Rights Defenders Portal ; sur la contribution des entreprises à la protection des défenseurs des droits de l’homme et de la société civile, voir Bennett Freeman, Shared Space Under Pressure: Business Support for Civic Freedoms and Human Rights Defenders, septembre 2018.

[iii] L’interprétation des tribunaux reposera sur les règles de compétence applicables à une affaire donnée.

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