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L'invention de l'ethnographie française : le questionnaire de l'Académie celtique

Published online by Cambridge University Press:  26 July 2017

Mona Ozouf*
Affiliation:
C.N.R.S.

Extract

« Quoi, il existe à Londres une société de voyageurs africains et à Calcutta une société de recherches asiatiques et nous n'aurions pas en France une société d'antiquaires et de voyageurs français? » Cette exclamation chauvine, arrachée à Éloi Johanneau, accompagne la naissance d'une société de gens de lettres, en l'an XIII, l'année du sacre, qui pourrait être aussi celle du patrimoine.

Des trois hommes éclairés qui se rencontrent alors pour imaginer la nouvelle société, le plus connu est Cambry, l'homme du Voyage dans le Finistère, dont la tâche de recension administrative des effets du vandalisme révolutionnaire s'est muée sur le terrain en itinéraire ethnographique.

Based on a hitherto unexploited source—the archives of l'Académie celtique—this article attempts an examination of the questionnaire which the Académie issued in 1807 and which can probably be considered as the very first guideline for French ethnography. Given the date ofits publication, its rapid disappearance from the scène and the lasting manner in which, nevertheless, it marked the organization of ethnology in France, this is a rather amazing document.

This article tries to rediscover the genesis of the questionnaire, to trace its use and to sketch the personality and works of its principal author. A spécial attempt is mode to détermine those éléments of the questionnaire deriving from an interest in archaic features—which made it acceptable to contemporaries—and those which can be attributed to intellectual innovation. It is in the interstices between the old and novel éléments ofthis document that one can observe a new approach to popular life.

Type
Culture et Société
Copyright
Copyright © Les Éditions de l’EHESS 1981

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References

1. Éloi Johanneau, né en I 770, a laissé une oeuvre érudite considérable, dont les pôles sont la botanique et l'étymologie.

2. Jacques Cambry, né en 1749, était président du district de Quimperlé, lorsqu'il fut chargé de parcourir les neuf districts du département du Finistère pour dresser le catalogue des « objets échappés au vandalisme ». Il a été préfet de l'Oise jusqu'en 1803, date à laquelle il se consacre à son activité littéraire.

3. Mangourit, né en 1752, a, entre autres fonctions administratives, été envoyé en 1798 par le Directoire comme président de la République française en Valais. Le Consulat et l'Empire mettent une sourdine à son activité diplomatique.

4. Sur l'Académie celtique, on peut consulter : — Henri Gaidoz, « De l'influence de l'Académie celtique sur les études de folklore », Recueil du Centenaire de la Société nationale des Antiquaires de France 1804-1904. Marie-Jeanne Durry, «L'Académie celtique et la chanson populaire». Revue de littérature comparée tome IX, 1929. Nicole Bei.Mont, « L'Académie celtique et George Sand. Les débuts des recherches folkloriques en France », Romantisme. Revue de la Société des études romantiques. n° 9, 1975. — Nicole Bei.Mont, Denise GÏ.UCK et al.. « L'Académie celtique », Hier pour demain, arts, traditions, patrimoine. Catalogue de l'exposition du Grand Palais, 13 juin- Ier septembre 1980.

5. A. Van Gennep, Manuel de Folklore français contemporain. Tome III, Paris, 1937.

6. Né en 1755, fils d'orfèvres établis à Clermont, J. A. Dulaure a une vie politique extrêmement cohérente. Ingénieur-géographe à demi raté, il mène jusqu'à la Révolution la vie un peu famélique du polygraphe qui ne souhaite s'attacher à aucune maison. Il accueille la Révolution avec enthousiasme. Député à la Convention, il s'y montre moins girondin qu'hostile au désordre des tribunes. Il fuit la Terreur montagnarde ; après Thermidor, on le retrouve représentant en Corrèze. Avec l'Empire, il ne pactise d'aucune façon. Le fait de n'avoir accepté aucune fonction pendant les Cent Jours et de n'avoir pas signé l'Acte additionnel lui vaut, bien que régicide, de n'être pas exilé par la Restauration. Sa mort « en philosophe », en 1835, achève un trajet personnel d'une rectitude exemplaire. Son oeuvre en revanche est le domaine du disparate. Elle comprend des études historiques (genre auquel appartiennent Les Esquisses historiques de la Révolution française ; L'Histoire de la Révolution française depuis 1814 jusqu'en 1830 ; L'Histoire de Paris) des études géographiques (Description des principaux lieux de France ; Description des environs de Paris) des oeuvres de circonstance politique (Histoire critique de la Noblesse ; Étrennes à la Noblesse) et de journalisme (Thermomètre du Jour) et des oeuvres inclassables, sinon dans la catégorie élastique des « curiosités » (Histoire philosophique de la barbe ou Pogonologie) etc.

7. A. Van Gennep. Religions, moeurs et légendes. Essais d'ethnographie et de linguistique Paris, 1908.

8. J. N.DéMeunier, , L'esprit des usages et des coutumes des différents peuples, ou Observations tirées des voyageurs et des historiens, Londres, 1776 Google Scholar.

9. Dui.Aure, J. A., Des divinités génératrices chez les Anciens et les Modernes Paris, 1905 Google Scholar.

10. Voir les Mémoires de la Société des Antiquaires de France Tome I : « Quelques membres prépondérants (de l'Académie celtique) avaient développé l'idée que le dialecte des Bas-Bretons était le langage que parlaient les Celtes. Ces écarts d'imagination, dès qu'ils furent connus, ne préjudicièrent point à la science, mais à l'Académie. »

11. J. A. Dui.Aure, « Archaeographie des environs de la Houssaye et de Marie », Mémoires de l'Académie celtique. Dulaure y décrit une « pierre longue » et se garde de l'interpréter : « Le zèle pour les Antiquités celtiques ne doit point nous aveugler… »

12. Désormais déposées aux Archives Nationales, après un long séjour au Louvre, les Archives de l'Académie celtique, malheureusement mal distinguées des Archives de la Société des Antiquaires de France, offrent, dans la série 36 A S, des correspondances, des demandes d'admission sur titres, des rapports de candidature, des notices nécrologiques et, surtout, un gros et précieux registre de procès-verbaux des séances du 22 février 1805 au I 1 août 1813.

13. Les voici :” Les fêtes nationales, moyen infaillible de raviver l'esprit public, se célèbrent-elles avec l'intérêt qu'elles doivent inspirer ? Les voies publiques offrent-elles les signes d'un culte particulier ? Les citoyens sont-ils encore avertis des cérémonies religieuses par le son des cloches ? »

14. Villeneuve, Du Couédic De, Tableau géographique de la puissance industrielle, commerciale, agricole, civile et militaire de la nation française, par départements, districts et cantons, suivant l'ordre de la nouvelle distribution du royaume Paris, 1791 Google Scholar.

15. Strutt, . Angleterre ancienne, ou tableau des moeurs, usages, armes, habillements des anciens habitants de l'Angleterre Paris, 1789 Google Scholar.

16. Dulaure, , Description des principaux lieux de France Paris, 1788-1789, 6 Google Scholar vols.

17. Ce qui est le plus proche du questionnaire de l'Académie est probablement la grille que Grégoire propose à son promeneur des Vosges. Le découpage des curiosités de Grégoire fait, du reste, la part plus belle à l'anthropologie matérielle (dans les rubriques « constitution physique », « époque de la puberté », « alimentation », « costume ») ; mais, d'un autre côté, il s'inscrit toujours dans la perspective de la transformation révolutionnaire (dans les rubriques « esprit de liberté », « instruction », « amélioration sociale »). Voir Grégoire, , Promenade dans les Vosges Paris, 1789 Google Scholar.

18. Par exemple, D'Aussy, Legrand, Histoire de la vie privée des Français Paris, 1782, 3 Google Scholar vols.

19. Voir, à ce sujet, l'introduction très intéressante de Dulaure à ouvrage, son : Des cultes qui ont précédé et amené l'idolâtrie ou l'adoration des figures humaines Paris, 1805 Google Scholar.

20. J. A. Dulaure, « Archaeographie du lieu de la Tombe », Mémoires de l'Académie ce/tique. 1807-1812.

21. Lors de la séance du 19 prairial an XIII, on lisait une lettre de Mangourit qui écrivait : « Elles [les questions] seront soumises par l'organe des préfets et des savants de leur département à l'opinion par tête de tous les habitants. »

22. L'Académie commente elle-même : « L'Académie ayant montré par celles [les questions] qu'on vient d'exposer quelles étaient ses vues, laisse au zèle et à la sagacité des lecteurs le soin de suppléer aux omissions. »

23. Brun, P. Le et Thiers, J.-B., Superstitions anciennes et modernes, préjugés vulgaires qui ont induit les peuples à des usages et à des pratiques contraires à la religion Amsterdam, 1736 Google Scholar.

24. Archives Nationales, 36 A S 3.

25. Mentelle, E., né en 1730, géographe. La Révolution lui ouvre une nouvelle carrière de géographe didactique, qui fait alors sa réputation dans le milieu de l'Académie : voir la Méthode courte et facile pour apprendre aisément et retenir sans peine la nouvelle géographie de la France Paris. 1791 Google Scholar ; ou la Géographie enseignée par une méthode nouvelle Paris, 1795.

26. Denina C., né en 1731, professeur au Collège de Turin, littérateur et philologue, s'est installé à Paris en 1804. Son Tableau historique, statistique et moral de la Haute-Italie et des Alpes qui l'entourent Paris, 1805. en fait un des membres écoutés de l'Académie celtique.

27. Dans la notice nécrologique que Mangourit consacre à Cambry, il présente « La Celtique » comme « un pays éclatant de lumière, habité par des sages, des héros et des hommes de bien ».

28. J. A. Dui.Aure, Des cultes qui ont précédé et amené l'idolâtrie, op. cit.

29. J. A. Dui.Aure, Des divinités génératrices, op. cit.

30. Voir à ce sujet la préface des Divinités génératrices qui ferait de Dulaure le précurseur inspiré d'une vieille « nouvelle histoire » : « Une histoire où les moeurs, les institutions, les habitudes, les opinions des peuples ne sont point décrites devient monotone (…); de ces histoires purement politiques, aucunes lumières ne jaillissent sur les temps antérieurs, sur l'origine des nations, sur celle des opinions établies, sur leurs causes. L'histoire des moeurs, des institutions, des usages, lorsqu'elle est détachée des événements politiques, présente l'espèce humaine sous un jour nouveau, ouvre un vaste champ aux réflexions, agrandit la carrière des conjectures et prépare des découvertes dans l'océan du passé », etc.

31. J. A. Dui.Aure, Description des principaux lieux de France, op. cit.

32. Dui.Aure, J. A., Histoire physique, civile et morale de Paris depuis les premiers temps historiques jusqu'à nos jours Paris, 1821-1825, 8 Google Scholar vols. Saluée par Stendhal comme «un des meilleurs ouvrages qui aient paru depuis la Restauration », constamment rééditée au cours du xixe siècle, ﹛'Histoire de Paris a une fortune considérable.

33. Perrot, J.-C., L'Age d'or de la Statistique régionale française (An IV-1804) Paris. 1977 CrossRefGoogle Scholar.

34. Boulanger, N. A., L'Antiquité dévoilée par ses usages, ou examen critique des principales opinions, cérémonies et institutions religieuses et politiques des différents peuples de la terre Amsterdam, 1766 Google Scholar.

35. Dupuis, Ch. F., Origine de tous les cultes ou Religion universelle Paris Google Scholar, An III.

36. BarthéLémy, Abbé, Voyage du jeune Anacharsis en Grèce, dans le milieu du quatrième siècle avant l'ère vulgaire Paris, 1788 Google Scholar.

37. C'est le cas, par exemple, de Dari.UC, , Histoire naturelle de la Provence Avignon Google Scholar, 1782- 1784 ; ou de GÉRaud-Soui.AviÉ, Histoire naturelle de la France méridionale Paris, 1784.

38. L'exigence majeure faite aux commissaires est en effet d'observer pour former. La catégorie de « l'esprit public » dans laquelle ils doivent ranger leurs observations est une catégorie téléologique. Les commissaires ne sont pas certains du tout qu'il y ait quelque chose à observer dans les villages. Le récit de leurs interventions brutales dans la vie villageoise (clochers murés, cloches brisées, processions interdites) remplace donc très souvent le constat.

39. Sur l'enquête de Grégoire, voir De Certeau, M., Jui.Ia, D. et Revel, J., Une politique de la langue Paris, 1975 Google Scholar.

40. Voir Archives Nationales 36 A S 78. Un mémoire manuscrit de Dulaure sur les cités gauloises commence par une longue introduction précautionneuse sur les « tromperies du patriotisme » : « Nous jugeons trop facilement des moeurs étrangères du temps passé d'après nos moeurs présentes. A cette disposition favorable aux erreurs, joignons notre amour pour la patrie, notre affection pour les lieux qui nous ont vu naître, notre désir de leur trouver une origine antique et glorieuse… »

41. J. A. Dui.Aure, Des divinités génératrices, op. cit.

42. Le livre sur les divinités génératrices a été longtemps entouré d'une réputation scandaleuse. Dulaure lui-même avait été conscient d'avoir à franchir « l'obstacle de la bienséance ».

43. J. A. Dulaure, Des divinités génératrices, op. cit. 44. Voir, sur ce thème, la préface des Cultes qui ont précédé et amené l'idolâtrie, op. cit.

45. Encore faudrait-il mieux étudier ce versant. La spéculation sur les origines n'est pas forcément historique ; elle peut conduire aussi au refus de l'histoire. L'installation imaginaire dans la pureté des origines est souvent une manière de nier et d'exclure la contingence des temps historiques.

46. Voir la séance du 29 messidor An XIII : « Il ne faut point s'effrayer. Messieurs, de l'abondance des réponses : nous sommes un corps et ce que nous ne pouvons faire, nos survivanciers le feront. »

47. Archives Nationales, 36 A S 3.

48. Sur les rapports de l'Académie celtique et des préfets, on sera mieux renseigné par les travaux à paraître de Marie-Noëlle Bourguet ; d'elle, on peut déjà consulter « Race et Folklore. L'image officielle de la France en 1800 », Annales ESC juillet-août 1976.

49. Sur la « Société des Observateurs de l'homme », on peut consulter : Copansetj, J.. J\Min,Aux origines de l'anthropologie française. Les mémoires de la Société des Observateurs de l'Homme en l'an VIII Paris, 1978 Google Scholar ; J. Jamin, « Naissance de l'observation anthropologique, la société des Observateurs de l'homme (1799-1805)», Cahiers internationaux de Sociologie LXVII. 1979; Leci.Erc, G., L'observation de l'homme. Une histoire des enquêtes sociales Paris, 1979 Google Scholar.

50. Grimm est membre d'honneur de l'Académie depuis le 9 juin 1 81 1. Au printemps de 1815, il lancera un questionnaire parent de celui de l'Académie celtique, à ceci près qu'il remplace la rubrique archéologique par une rubrique de littérature traditionnelle.

51. Sur la vogue du thème des dragons rituels, consulter Hier pour demain, arts, traditions, patrimoine, op. cit.

52. Les rapports du celtisme et de l'ethnographie balbutiante, que nous décrivons ici, sont donc plus ambivalents qu'on ne le dit généralement. Il est vrai d'affirmer que le mythe celtique, tout falsificateur qu'il ait été, a permis la naissance d'une curiosité ethnographique. Mais il est non moins vrai de dire qu'il n'en a pas autorisé la croissance.

53. « Le Voyage Pittoresque à travers la France » doit beaucoup à Dulaure pour tout ce qui concerne l'Auvergne. Nodier n'en attaque pas moins Dulaure dans la préface à Gaui.I.E, J. De, Nouvelle Histoire de Paris et de ses environs Paris, 1839-1842, 5 Google Scholar vols.

54. Pour porter là-dessus un diagnostic définitif, il faudrait pourtant ne pas se contenter de l'oeuvre imprimée de Dulaure, mais dépouiller ses très nombreux manuscrits, dont une grande partie est conservée à la Bibliothèque municipale de Clermont.

55. Donnant, D. F., Théorie élémentaire de la statistique Paris, 1805 Google Scholar.

56. Voir Ozouf, Mona, « La Révolution française et la perception de l'espace national : fédérations, fédéralisme et stéréotypes régionaux », Federalism, history and currenl significance oj a form of government La Haye, 1980 Google Scholar.