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Richard Wagner et la portée de son antisémitisme (note critique)

Published online by Cambridge University Press:  10 October 2019

Pierre-Michel Menger*
Affiliation:
Collège de France/Ehess, Psl, Paris

Résumés

Dans l’immense bibliothèque des travaux sur Richard Wagner, les recherches consacrées à la judéophobie et à l’antisémitisme du compositeur ont progressé en plusieurs vagues, à partir de la fin des années 1960. Les controverses ont été et demeurent vives pour qualifier l’idéologie wagnérienne, pour cerner ses liens avec son œuvre musicale et pour tirer les leçons de l’amplification nationaliste et antisémite du culte wagnérien par le régime nazi. L’ouvrage du musicologue Jean-Jacques Nattiez, Wagner antisémite, offre un vaste bilan et comble une lacune majeure de la bibliographie des écrits wagnériens de langue française. Après avoir rappelé comment a émergé le traitement historiographique et musicologique de l’antisémitisme wagnérien, dont cet ouvrage fait un inventaire critique, sont examinés dans cet article quatre problèmes centraux auxquels conduit la lecture de Nattiez : les ressorts de la contextualisation de l’idéologie wagnérienne dans l’Allemagne et l’Europe du xixe siècle ; les services rendus à l’hubris créatrice de Wagner par son engagement antisémite et nationaliste ; le rôle joué par les descendants dépositaires du patrimoine artistique et institutionnel de Wagner dans la propulsion de l’antisémitisme jusque sous l’ère nazie, puis, après 1945, dans l’inversion progressive et, aujourd’hui, radicalement critique des positions ; la porosité entre les écrits antisémites de Wagner et sa production lyrique, qui appelle une réinterprétation de la question de l’autonomie de l’art.

Abstracts

In the vast library of works on Richard Wagner, research focusing on the composer’s Judeophobia or anti-Semitism has evolved in several stages since the late 1960s. Efforts to define Wagner’s ideology, to trace its connections with his music, and to draw lessons from the nationalist and anti-Semitic exploitation of the composer’s cult by the Nazi regime have sparked—and continue to spark—controversy. In his book Wagner antisémite, the musicologist Jean-Jacques Nattiez presents a wide-ranging overview that fills an important gap in French-language scolarship on Wagner. This article begins by revisiting the emergence of the historiographical and musicological treatment of Wagner’s anti-Semitism, inventoried by Nattiez. It goes on to examine four central questions raised by a reading of this volume: the contextualization of Wagnerian ideology in nineteenth-century Germany and Europe; the contribution of Wagner’s anti-Semitic and nationalistic engagement to his creative hubris; the role of his descendants, custodians of his artistic and institutional heritage, in the promotion of anti-Semitism before and during the Nazi era, and after 1945 in the progressive and now radical reversal of these positions; and finally, the interpenetration of Wagner’s anti-Semitic writings and the musical substance of his works, which prompts us to revisit the question of the autonomy of art.

Type
Musique et politique
Copyright
© Éditions de l'EHESS 

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Footnotes

*

Jean-Jacques Nattiez, Wagner antisémite. Un problème historique, sémiologique et esthétique, Paris, Christian Bourgois, 2015, 718 p. Michael Werner et Simon Bittmann m’ont fait part de leurs remarques sur une première version de ce texte. John Deathridge m’a signalé un ensemble de travaux récents sur la question de l’antisémitisme dans la recherche wagnérienne. Je les remercie chaleureusement. Des éléments de ce texte ont été présentés lors d’une journée consacrée aux écrits de Nattiez au Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris, le 12 novembre 2015, et lors des « Rencontres 2016 : Actualité Wagner » de l’Institut de recherche en musicologie (Iremus), le 22 mars 2016. Je remercie les organisateurs de ces deux journées.

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12 La traduction en français de plusieurs essais consacrés à la question antisémite chez Wagner, comme celui de Katz en 1985, sans parler des passages consacrés à Wagner par Poliakov en 1968, prouve la résonance qu’a pu trouver le problème. Dans Timothée Picard (dir.), Dictionnaire encyclopédique Wagner, Arles/Paris, Actes Sud/Cité de la musique, 2010, figurent deux courts chapitres de Christian Merlin qui traitent de l’antisémitisme, respectivement de l’homme et de l’œuvre (p. 99-103) et de l’homme Wagner (p. 103-108). On comprend que ce sont les implications pour l’étude de l’œuvre, et pour la disjonction ou la conjonction entre l’homme et son œuvre, qui sont le terreau des divergences principales dans la recherche récente.

13 La traduction de Vernichtung, comme du terme d’Untergang, dans les écrits de Wagner soulève des enjeux considérables, comme le montrent les débats sur le réalisme causal des interprétations que présente Nattiez (Wagner antisémite…, op. cit., p. 67-69). « Destruction », « anéantissement » ou « engloutissement » résonnent différemment selon la distance qu’on veut y déceler avec ce qui deviendra la « Solution finale » des nazis.

14 L’une des explications de la position particulière qu’occupe l’art musical dans l’antisémitisme européen de l’époque, et de l’intensité de la judéophobie wagnérienne, a été suggérée par Poliakov : « quelle qu’en soit la raison, c’est, dans le domaine des beaux-arts, principalement en musique, que les juifs ont excellé ». Voir David Conway, Jewry in Music: Entry to the Profession from the Enlightenment to Richard Wagner, Cambridge, Cambridge University Press, 2012, p. 1. Il note que la recherche académique sur l’antisémitisme a accordé trop peu d’importance à cette situation particulière de la musique dans l’essor des cercles intellectuels et culturels juifs de la première moitié du xixe siècle.

15 J.-J. Nattiez, Wagner antisémite…, op. cit., p. 66.

16 Michael Werner m’a communiqué une liste de près de soixante-dix références, dont trois seulement figurent aussi dans la bibliographie de Nattiez (Hannah Arendt, Katz et Poliakov), ce qui confirme que les deux voies d’approche de l’antisémitisme wagnérien, par l’enveloppement contextuel et par l’étude de cas, sont différentes, même si elles ne peuvent pas manquer d’être complémentaires.

17 J. Katz, From Prejudice to Destruction…, op. cit., chap. 9.

18 D. Conway, Jewry in Music…, op. cit., p. 261-266.

19 J.-J. Nattiez, Wagner antisémite…, op. cit., p. 441-442.

20 J’ai abordé ce point dans Pierre-Michel Menger, Le travail créateur. S’accomplir dans l’incertain, Paris, Éd. du Seuil, 2014. Le comportement de Wagner évoque la façon dont le peintre Gustave Courbet se représente, dans sa toile Bonjour Monsieur Courbet (1854), droit et fier face à Alfred Bruyas, son mécène venu à sa rencontre. Une exposition au Metropolitan Museum of Art de New York plaçait, à côté de cette toile, les propos du peintre qui déclarait, en substance, que si l’on n’a pas l’ambition de révolutionner la peinture, il est inutile de se lancer dans le métier et de vouloir conquérir Paris et le monde.

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23 J. Deathridge, Wagner beyond Good and Evil, op. cit., p. 14.

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27 P. L. Rose, Wagner…, op. cit., 1992. Nattiez adopte une position nuancée à l’égard des thèses de Rose qui, dans la littérature wagnérienne des trente dernières années, est certainement l’auteur le plus controversé. Un bon aperçu de la violence de la controverse est donné par le compte rendu de Vaget, Hans Rudolf, « Wagner, Anti-Semitism, and Mr. Rose: Merkwürd’ger Fall ! », The German Quarterly, 66-2, 1993, p. 222-236Google Scholar, et par la réplique qu’ont proposée William Rasch et Marc Weiner dans la même revue à l’été 1994, suivie de la réponse de Vaget.

28 Joachim Köhler, Wagners Hitler. Der Prophet und sein Vollstrecker, Münich, Blessing Verlag, 1997 ; Id., Der Letzte der Titanen. Richard Wagners Leben und Werke, Berlin, Claassen Verlag, 2001 ; Id., « Wagner’s Acquittal », The Wagner Journal, 8-2, 2014, p. 43-51.

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