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Pour une approche légaliste et non réductionniste des droits moraux*

Published online by Cambridge University Press:  18 July 2014

Jocelyne Couture
Affiliation:
Département de philosophie, Université du Québec à Montréal

Abstract

A critique of moral rights raises an apparently inevitable dilemma: one either affirms the operational nature of these rights, subjecting them to the requirements of positivism, and in so doing subscribes to moral conventionalism, or else one stresses the moral cohesion of a system of rights and focuses on grounding criteria, settling for moral rights devoid of practical effect. Drawing on a model of the operation of legal systems, the article aims to demonstrate that it is possible to reconcile coherentism in the context of the emergence of moral rights with positivism in terms of their conditions of application. The argument postulates an analogy between legal and moral systems as rationally determined social practice, but does not imply that moral rights can be reduced to legal rights.

Résumé

La critique des droits moraux témoigne d'un dilemme apparemment incontournable: ou bien affirmer le caractère opérationnel de ces droits, les soumettre à des exigences de positivité mais souscrire, ce faisant, au conventionnalisme en matière de morale ou bien insister sur la cohésion morale d'un systime de droits et se rallier à des entères fondationnels, mais satisfaire, ce faisant, de droits moraux dépourvus d'efficace pratique. Le présent article a pour but de montrer qu'en s'inspirant d'un modèle du fonctionnement des systèmes légaux, il est possible de concilier le cohérentisme en ce qui regarde l'émergence des droits moraux et le positivisme en ce qui regarde leurs conditions d'application. L'argument présuppose une analogie entre systèmes légaux et systèmes moraux en tant que pratiques sociales rationnellement déterminées, mais il n'implique pas que les droits moraux soient réductibles à des droits légaux.

Type
L'éthique sociale et le discours sur les droits/Social Ethics and Rights Discourse
Copyright
Copyright © Canadian Law and Society Association 1992

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References

1. Le présent contexte montre sans ambiguïté que «positif» renvoie simplement ici aux conditions empiriques reliées à l'existence factuelle des droits. Ce sens est bien différent de celui dans lequel on oppose quelquefois, sur la base de leur contenu, les droits moraux positifs (ou substantifs) aux droits moraux négatifs (ou formels). Sauf indication contraire, c'est dans le premier sens que l'expression «droits positifs» serautilisée dans le présent article.

2. C'est la conclusion que Bentham tire sans ambages: «moral rights are nonsense and natural, imprescriptable rights double nonsense, nonsense on stilts». Mais l'idée que les droits moraux ne font sens qu'en tant que droits légaux est également présente chez Hobbes pour qui la moralité et par conséquent les droits moraux adviennent dans et par la société civile et ses lois. D'une manière générate, le positivisme légal, dans ses multiples querelles avec les tenants de la loi naturelle, a fourni la trame de plusieurs arguments philosophiques qui, d'une façon ou de l'autre, ont conclu à l'inexistence de vrais droits moraux; l'une de ces façons étant d'afficher un principe de tolérance à l'égard des droits moraux mais de ne reconnaître à ceux-ci qu'une valeur de voeux pieux ou d'idéal social ou humain. Dans cet esprit, on ne peut parler que de «droits» moraux.

3. Il faut remarquer ici que ce rapport entre les catégories normatives découle simplement de la logique des modalités déontiques qui n'ont, de ce point de vue, rien d'original relativement aux modalités aléthiques du nécessaire/impossible/possible.

4. Comme le souligne Sève, c'était déjà la conclusion de Suarez pour qui il y a deux explications possibles de l'activité permissive de la loi: «… la première et la mauvaise selon lui, assimile la permission à une inaction de la loi, à une abstention de celle-ci vis-à-vis un droit existant indépendamment d'elle; la seconde, la borme, voit dans la permission l'attribution d'un droit, cette permission active étant liée à une promesse de protection et d'abord à l'imposition aux tiers de respecter le droit octroyé.» Sève, R., «Les droits de l'homme sont-ils fondamentaux?» Lafrance, dans G., ed., Éthique et drotis fondamentaux—Ethics and Bashc Rights, Ottawa, Presses de l'Université d'Ottawa, 1989 à la p. 17Google Scholar.

5. Le fait que les lois induisent ainsi une structure d'interaction de base est relié à ce qu'on appelle habituellement le rôle régulateur des lois. On ne peut pas rendre compte de ce rôle en faisant appel simplement au contenu explicite (prescriptif) des lois mais il découle évidemment, comme nous venons de l'indiquer, de leur contenu implicite. C'est dans cette fonction et par ce biais que les lois donnent lieu, par exemple, au droit de contracter, de se marier, etc., c'est-à-dire au pouvoir pour des individus de s'imposer des obligations qui ne sont pas elle-mêmes prescrites par les lois mais d'en retirer les privilèges garantis par la loi à ceux qui exercent ces pouvoirs. Ces droits, comme on le verra immédiatement, ne découlent pas des permissions.

6. Le lecteur aura pu remarquer qu'en caractérisant les droits légaux à partir des propriétés d'un système de normes, nous nous sommes dispensé de faire appel à la composante d'obligation corrélative qu'on retrouve, par ailleurs, dans presque toutes les caractérisations des droits légaux. Dans notre construction, cette composante est pour ainsi dire prise en charge par le système de normes lui-même et tous les droits peuvent être uniformément définis comme des ensembles de pouvoirs et privilèges découlant simplement des permissions et des interdictions, lesquelles, en revanche, induisent des catégories de droits. La simplicité et l'uniformité de notre caractérisation des droits sont en elles-mêmes des arguments contre les approches réalistes qui cherchent plutôt à définir les droits comme s'ils étaient des entités ontologiquement séparées des systèmes légaux et qui doivent par conséquent introduire dans leur caractérisation logique des droits, des complications qui alourdissent considérablement l'usage du concept de droit et font souvent obstacle à sa compréhension. On n'a qu'à comparer, pour s'en convaincre, notre construction des droits à celle de Hohfeld (4 types de droits définis chacun par des noeuds de relations complexes) et à celle de Wellman qui ajoute encore les distinctions relatives au coeur et à la périphérie des droits, cette dernière devant rendre compte, bien entendu, du fait que les privilèges, eux-mêmes de natures diverses, soient protégés. Notre approche résoud aussi les problèmes soulevés dans les approches réalistes, par les droits qui, apparemment, ne font pas intervenir d'obligations corrélatives. Dans notre approche, ces droits dépendent du rôle régulateur des lois (cf. note 6) et ils sont uniformément reliés aux contenus implicites de celles-ci. De cette façon, on peut également apercevoir que tous les droits, qu'ils soient reliés aux permissions ou aux interdictions, impliquent une liberté. Sur ce dernier point, nous rejoignons Hart, mais pour des raisons différentes de celles qu'il fait valoir. Hohfeld, W.N., Fundamental Legal Conceptions, New Haven, Conn., Yale University Press, 1923Google Scholar; Wellman, C., A Theory of Rights: Persons Under Laws, Institutions and Morals, Totowa, N. J. Rowman and Allanheld, 1985Google Scholar; Hart, H.L.A., Essays in Jurisprudence and Philosophy, Oxford, Clarendon Press, 1983CrossRefGoogle Scholar.

7. L'antithèse de notre conception des rapports entre système de normes et droits est incarnée dans Austin. Austin, J., The Province of Jurisprudence Determined, London, 1832Google Scholar. Selon lui les droits sont des «obligations à l'envers»: «A a le droit de recevoir 10$ de B» signifiant exactement «B a l'obligation de donner 10$ à A si A le veut». Ceci implique que les droits puissent être directement reportés aux lois, qu'il y ait done un rapport bi-univoque entre les premiers et les secondes; que les droits soient redondants par rapport aux lois et qu'il soit possible d'inférer à partir des droits le contenu des obligations en vigueur. Sur ce dernier point nous rejoindrions encore Hart, pour qui «les droits sont les conclusions des lois», mais nous préciserions toutefois que ces conclusions sont obtenues au terme de transformations non tautologiques (H.L.A. Hart, supra, note 7).

8. Une conséquence importante du holisme, même pour les droits légaux, est qu'il résoud le problème que posent pour ceux-ci les lois sans sanction. L'existence de telles lois, si les droits étaient «l'envers des obligations» impliquerait que certains droits peuvent etre violés impunément, ce qui ne peut évidemment pas être le cas si le système légal comme un tout confère et protège les droits.

9. C'est du point de vue d'une description à fournir que se justifie le mieux la distinction entre les droits formels et les droits substantifs et la «validité» de cette distinction en tant que ligne de démarcation entre les vrais et les faux droits. Les droits formels seraient des droits de non-ingérence; pour les définir, il suffit de spécifier l'espace des libertés ou chacun a le droit d'agir sans contraintes extérieures. Mais les droits substantifs garantiraient des privilèges; pour les définir, il est nécessaire de décrire en détail les privilèges réclamés et de rendre compte de tous les aspects matériels de leur faisabilité. Alors qu'il est relativement facile de définir les droits formels ainsi concus, la difficulté de produire une telle définition pour les droits substantifs fournit d'emblée un prétexte à y reconnaître des faux droits. La distinction entre les droits formels et les droits substantifs, bien qu'elle soit extensionnellement équivalente à celles que l'on trace parfois entre droits de/droits à, et entre droits négatifs/droits positifs, prend une saveur particulière, comme on le voit, dans la présente approche. Mais pas plus que les autres distinctions, celle-ci n'est motivée dans l'optique du modèle légal où, premièrement, tous les droits impliquent des libertés et des privilèges et où, deuxièmement, tous peuvent également—et tout aussi facilement les uns que les autres—être précisés dans leur contenu.

10. Un exemple devenu classique est celui du débat entre Hart et Devlin (alors ministre de la Justice) et où il s'agissait de déterminer si seuls les individus (Hart) ou aussi les communautés (Devlin) pouvaient répondre du titre de bénéficiaires de droits. Mais ce n'est qu'un exemple et l'article d'André Duhamel, dans le présent recueil, en mentionne plusieurs autres.

11. Nous déplorons d'avoir à passer sous silence,en particulier, l'argument conséquentialiste de Sumner; le présent article n'aurait probablement jamais vu le jour, n'eût été du désaccord profond et constant que nous avons éprouvé à la lecture de cet ouvrage que nous jugeons être, par ailleurs, un modèle d'argumentation philosophique rigoureuse et précise. Sumner, W., The Moral Foundation of Rights, Oxford, Clarendon, 1987Google Scholar.

12. L'expression se retrouve textuellement chez Cranston, mais sous une forme ou sous une autre l'idée apparaît chez tous les défenseurs de droits irréfragables et inaliénables. Cranston, M., What are Human Rights? London, Bodley Head, 1973Google Scholar.

13. Tout un pan de l'histoire de la philosophic peut être révélé ici simplement en soulignant que l'essentialisme des droits moraux s'accommode tout aussi bien de la théorie platonicienne des idées, de la doctrine du plan divin manifesté dans la nature et en particulier dans celle de l'homme, que de l'intuitionnisme moral, lui-même compatible avec les idées de «jugement réfléchi» et de «considérations bien pesées» communes à certaines théories contemporaines du consensus. De ce point de vue, Locke, Thomas d'Aquin et Rawls pourraient bien avoir une parenté qu'on n'a pas l'habitude de tenir pour évidente. Mais quoiqu'il en soit de cette question, litigieuse nous en convenons, la thèse essentialiste, sous une forme ou sous une autre, demeure la même: il y a des droits objectifs, que tous peuvent constater, et dont chacun, en sa qualité d'être humain, doit pouvoir se prévaloir.

14. Rawls, J., A Theory of Justice, Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1971Google Scholar.

15. Le manque à considérer les propriétés holistiques des droits moraux est en grande partie responsable 1) de l'idée que les droits «ne sont pas exportables» puisqu'ils sont reliés au développement économique et social des États particuliers (e.g. «nos» droits humains seraient reliés à l'avènement de l'individualisme social et politique et par conséquent non-exportables en terre socialiste); 2) de la critique infligée—généralement aux sociétés qui avaient l'habitude d'être communistes et à celles qui ont toujours l'habitude d'être du tiers-monde—d'enfreindre les droits humains «inaliénables». Nous ne voulons pas (ni ne pouvons) affirmer a priori que du point de vue de leurs propriétés holistiques tous les systèmes de droits seront équivalents modulo «nos droits humains inaliénables» mais nous affirmons que les droits fondamentaux, inaliénables et universels, tout comme ceux qui seraient non-exportés ou violés, ne peuvent pas être identifiés par leur présence/absence sur une liste de nomenclatures de droits. A notre connaissance, seul Panikkar a développé, quoique sur des bases bien différentes, un point de vue similaire à celui que nous mettons ici de l'avant; mais à ce qu'il nous semble, il le fait au détriment de la positivité des droits moraux. Panikkar, R., «Lanotion des droits de l'homme est-elle un concept occidental?» 120 Diogène aux pp. 87115Google Scholar.

16. À l'appui de cette remarque, le cas patent des droits-créances (e.g., l'éducation) qui impliqueraient supposément une ingérence dans la sphère des libertés individuelles (e.g., l'autorité parentale) et dont la reconnaissance, par conséquent, entraînerait un conflit avec les droits fondamentaux inaliénables. C'est bieri dans la mesure où ces derniers sont considérés comme «faciles à définir». ou en d'autres termes, comme ne requérant pas expressément une description très précise (cf. note 10), ou encore comme énonçant des idéaux, pourvus de toute leur positivité métaphysique, que ces droits, lorsqu'on en vient finalement à considérer leur signification pratique, s'avèrent conflictuels. On aurait pu y penser avant. Mais nous crayons que ceux qui réclament des droits-créances y ont pensé et qu'entre un droit-liberté qui ne veut rien dire de toutes façons et un droit-créance dont ils savent bien ce qu'il veut dire, ils ont choisi le second; qu'entre une liberté vide et les conditions exactes de la liberté, ils ont fait leur choix.

17. Hart a bien sûr soutenu que si la notion de droit naturel avait un sens, alors il n'y avait qu'un seul droit naturel: la liberté. Mais ceci, pour Hart, signifie que tous les droits font intervenir une liberté et la thèse n'est pas incompatible avec la reconnaissance de plusieurs droits différents. Hart, H.L.A., «Are There Any Natural Rights?» (1955) 64 Philosophical Review aux pp. 175–91CrossRefGoogle Scholar.

18. Ceci est, de toute évidence, la stratégic des «études de faisabilité» lorsqu' elles precèdent à l'évaluation des coûls d'implantauon des droits moraux présumés: faire appel à un facteur objectif, non-moral pour déterminer d'une façon supposément neutre ce qui peut compter pour un droit. Il est bien évident qu'en autant que ces facteurs servent d'une façon décisive à déterminer ce qu'on tient pour un droit moral, comme c'est le cas lorsqu'on en fait une condition de la reconnaissance des droits moraux, ils sont en fait utilisés normativement. Mais notre idée ici, est que la sélection de certains facteurs, fussent-ils objectifs, est en soi une activité normative; accorder une pertinence et un poids à certains facteurs plutôt qu'a d'autres, ne se fait pas indépendamment, qu'on l'admette ou non, d'une pré-conception de ce que doivent être des droits moraux. C'est dans ce sens que la question des conditions matérielles de possibilité des droits moraux nous semble être une question normative; elle questionne, en fait, une conception normative des droits morau x et l'importance que revêtent, en reg ard de cette conception, les coûts économiques reliés à l'implantation des droits. Ce que nous affirmons ici, c'est que pour répondre à cette question, mieux vaut partir d'une conception claire plutôt que d'intuitions plus ou moins confuses, d'une conception bien articulée plutôt que d'un assemblage de préjugés disparates et, dans tous les cas, d'une conception explicite plutôt qu'implicite.

19. Le revers de main consiste souvent à déclarer qu'à l'impossible nul n'est tenu. Cranston donne comme exemple de l'application de cette maxime «You cannot reasonably say that it was my duty to have jumped into the river at Richmond to rescue a drowning child if I was nowhere near Richmond at the time the child was drowning.» Et il enchaîne, comme s'il s'agissait simplement d'une autre application de la même maxime, «The government of India, for instance, simply cannot command the resources that will guarantee each of the millions of inhabitants of India a standard of living adequate for the health and wellbeing of himself and his family …» (p. 13). Il y a une différence appréciable entre les deux cas: le second ne fait pas intervenir le hasard et l'accident. Nous concédons à Cranston que le gouvernement indien, pas plus que tout autre gouvernement, ne peut a la fois tolérer des écarts économiques abyssaux entre différentes classes de la société et améliorer les standards de vie de chacun des citoyens; tout comme il est impossible d'être en même temps au cinéma et près de la rivière où se noie un enfant. C'est précisément pourquoi, dans de telles situations, il faut choisir. Mais Cranston veut peut-être suggérer qu'apprenant à l'avance ce qui allait se passer cet après-midi-là à Richmond, il aurait trouvé «raisonnable», arguant de l'impossibilité d'être à deux endroits en même temps, de maintenir son projet d'aller au cinéma. M. Cranston, «Are There Any Human Rights?» dans Lafrance, supra, note 5 aux pp. 7–15.

20. À contraster avec la décrépitude morale et sociale qui, de l'avis de Madame Goyard-Fabre, ronge les revendicateurs de droits. «[…] les sujets de droits s'estiment fondés, en un rebondissement de l'individualisme, à revendiquer toujours de nouveaux droits. […] Du même coup, au nom de sa liberté, l'homme refuse toute contrepartie à ces droits, c'est-à-dire toute obligation civique. Il marginalise donc la citoyenneté dans le temps même où—paradoxe—il demande à l'État les prestations destinées à satisfaire ses prétentions. […] la responsabilité personnelle tend à disparaître au profit d'une responsabilité qu'on dit collective mais qui, pour cette raison, engendre l'irresponsabilité. Dans la surproduction délirante des ‘droits de l'homme’ il y a le germe d'un passage aux extrêmes où la démesure et l'excès nient le droit, la liberté, la dignité et l'honneur, bref l'essence et la valeur de ce qui est humain. La dérive quantitative des droits de l'homme charrie tant d'illogismes et de pesanteurs qu'elle s'apparente à un flot nihiliste.» S. Goyard-Fabre, «La dérive des droits fondamentaux» dans Lafrance, supra, note 5 aux pp. 66–67.