Introduction
L’ethnographie représente un type d’enquête empirique relativement peu utilisée en droit, et pourtant fréquente en sciences sociales, l’anthropologie en particulier. Plaçant l’observation in situ au cœur de sa démarche, l’ethnographie peut se comprendre comme une manière particulière de collecter et d’analyser des données en s’intéressant de près – et de manière investie et détaillée – à plusieurs catégories de l’activité humaine, que ce soit l’espace, le temps, les interactions sociales ou encore les logiques d’action qui peuvent expliquer la prise de décision. On retrouve typiquement certains incontournables dans une ethnographie, par exemple des enjeux pratiques liés à l’accès au terrain de recherche, un séjour relativement prolongé et immersif dans un lieu ou une sphère d’activités, l’adaptation progressive des intuitions de recherche, la mise en scène personnelle de l’ethnographe ou encore l’écriture davantage narrative des résultatsFootnote 1. L’ethnographie convainc souvent par le degré élevé de détails que cette méthode procureFootnote 2, de même que par la rigueur et la réflexivité qui guident l’ethnographe sur le terrain et lors de l’analyseFootnote 3. Selon Coutin et Fortin, l’ethnographie peut se définir comme « un mode d’analyse et une forme d’explication qui s’efforcent de traduire fidèlement les réalités socialesFootnote 4 » en recourant à une immersion dans un milieu donné.
Pour sa part, l’ethnographie en droit s’inscrit dans une logique d’enquête qui s’intéresse au droit dans un domaine particulier, par exemple la vie quotidienne. Parmi les nombreuses avenues possibles, l’ethnographie juridique permet notamment d’étudier la zone grise entre le légal et l’illégalFootnote 5, les multiples facettes des expériences de judiciarisationFootnote 6, les modalités de la prise de décision au cœur des rouages d’un tribunalFootnote 7, ou encore les stratégies pragmatiques utilisées par des justiciables lors de leur recours à des services juridiquesFootnote 8. On retrouve ainsi une dimension exploratoire et créatrice au moment de la réalisation d’observations in situ – Fortin parle d’improvisation sur le terrainFootnote 9 –, qui dénote une logique de découverte conduisant l’ethnographe à effectuer, lors de l’analyse des données, des avancées et des ajustements théoriques et conceptuels ayant pour but de rendre intelligibles ces mêmes données. Les ethnographies juridiques sont alors moins souvent préoccupées par la validation d’hypothèses élaborées en amont que la collecte de données viendrait confirmer ou infirmer. Les questions de recherche de nature exploratrice émergent plutôt dans le cadre d’un devis ethnographique qui permet au chercheur d’intégrer de manière progressive des préoccupations théoriques susceptibles d’orienter les observations in situ, en révélant comment des réflexions conceptuelles à même de dénouer la complexité des fragments de réalité observés sur le terrain peuvent s’avérer lumineusesFootnote 10.
Parmi les concepts mobilisés dans les recherches portant sur le droit et la société, celui de conscience du droit a gagné en popularité après la parution de l’ouvrage The Common Place of Law. Stories of Everyday Life Footnote 11, rédigé en 1998 par Patricia Ewick et Susan Silbey. La conscience du droit permet de s’intéresser à la compréhension et à l’utilisation du droit dans la vie quotidienne, afin d’étudier le rapport qu’entretiennent les individus avec lui. Ce concept s’avère pertinent en ce qu’il réunit un appareil théorique susceptible de donner sens aux significations accordées au droit par les enquêtés afin d’orienter leur prise de décision au sein de sphères d’activités organisées telles que les milieux scolairesFootnote 12, judiciairesFootnote 13, hospitaliersFootnote 14 et plus largement les milieux de travailFootnote 15. Depuis les années 2000, les débats dans ce champ de recherche ont remis en question la propension à mobiliser le concept de conscience du droit uniquement dans une perspective individuelle, centrée sur les attitudes et les opinions personnelles, en soulignant de manière critique comment la dimension relationnelle et contextuelle peut influencer la conscience du droit des personnes dans leurs activités quotidiennes. L’essor des études sur la conscience du droit, notamment par le biais de cette perspective relationnelle, est certes significatif lorsque vient le temps de brosser un portrait des orientations contemporaines de recherche en droit et sociétéFootnote 16.
L’objectif du présent article est de contribuer aux études sur la conscience du droit en montrant comment des observations ethnographiques permettent de mieux comprendre la dimension relationnelle de cette conscience du droit chez des personnes œuvrant professionnellement au sein d’organisations hautement structurées. Je m’appuierai sur des données empiriques provenant d’une enquête ethnographique menée dans le milieu hospitalierFootnote 17 dans le but d’étudier la conscience du droit du personnel soignant des urgences dans leur rapport à la religion des patients.
À cette fin, je discuterai, dans un premier temps, du concept de conscience du droit en soulignant comment les débats animant ce champ de recherche démontrent combien il est important de prendre en compte la dimension relationnelle de cette conscience. En ce sens, le recours à l’ethnographie dans une recherche qualitative – par comparaison avec les seuls entretiens semi-dirigés – permet d’avoir accès de manière plus juste à la conscience du droit dans ses déclinaisons relationnelles et contextuelles. Dans un second temps, je discuterai du contexte quotidien d’un service d’urgence par le biais de deux dimensions importantes de cette sphère d’activités, soit la liberté de religion comme besoin personnel et la recherche pragmatique de solutions. Ces deux dimensions influent sur la manière dont les soignants d’urgence perçoivent la nature de la liberté de religion exprimée par certains patients, évaluent les effets de l’application de cette liberté aux urgences et justifient les réponses apportées concernant cette application. On verra que cette conscience de la liberté de religion des patients peut être étudiée de manière plus lumineuse par le biais d’observations ethnographiques qui mettent au jour des logiques d’action et une créativité ordinaire insoupçonnée.
La conscience du droit, une fenêtre sur le droit au quotidien
Selon Simon Halliday, les études sur la conscience du droit (les « legal consciousness studies ») sont en pleine progression depuis le début des années 2000Footnote 18. Celles-ci reposent le plus souvent sur le postulat selon lequel la représentation du droit que se font les personnes dans leur vie quotidienne est importante et digne d’intérêt sur le plan de la recherche, puisqu’elle contribue à influencer les actions posées et les décisions prisesFootnote 19. Sarat et Kerns définissent pour leur part la conscience du droit comme étant l’interprétation du droit et les motivations quant à son utilisation par les individus dans leur vie quotidienneFootnote 20. La conscience du droit permet au chercheur d’étudier comment les personnes envisagent leur propre rapport au droit et le degré d’importance qu’elles lui accordent. L’analyse de la conscience du droit peut déboucher, à titre d’exemple, sur des études qui discernent l’influence de la compréhension de différentes dispositions législatives lors de démarches visant à porter plainte à la suite d’interventions policièresFootnote 21, qui détaillent les éléments constitutifs d’une interprétation de la portée de la liberté d’expression chez des propriétaires de sites internetFootnote 22, qui cernent le croisement entre des règles de droit, des normes cliniques et des valeurs sociales en contexte hospitalierFootnote 23, qui étudient comment des conjoints de fait se représentent leurs obligations juridiques respectivesFootnote 24, ou encore qui saisissent les raisons motivant la mobilisation du droit à la vie chez des personnes militant pour le droit à l’avortementFootnote 25. Les différents marqueurs identitaires, tels que le genre, la classe sociale ou encore la religion, représentent des indicateurs pertinents qui permettent de mieux étudier comment les personnes expérimentent leur rapport au droit et, dans certains cas, à l’arène judiciaireFootnote 26. Pascale Cornut St-Pierre, pour sa part, s’est penchée sur la compréhension du droit fiscal chez des avocats fiscalistes en démontrant notamment que ceux-ci ont une conscience du droit qui va au-delà de ce qui est prévu dans les textes de loiFootnote 27. Dans cette perspective, la conscience du droit invite le chercheur à analyser les significations accordées au droit par certaines personnes dans certaines situations.
La dimension relationnelle de la conscience du droit
Les travaux de Ewick et Silbey ont été certes marquants dans le champ des études sur la conscience du droit, laquelle n’est d’ailleurs pas exempte de débats. Silbey elle-même a d’ailleurs dénoncé la mobilisation parfois exempte de critique du concept de conscience du droit dans plusieurs études sociojuridiquesFootnote 28. Chua et Engel, sur cette base, ont proposé de nouvelles avenues de recherche au sein des études sur la conscience du droit, afin de leur donner une dimension davantage relationnelle qui permette de mieux comprendre non seulement les dynamiques de pouvoir dans une sphère d’activité donnée, mais également la manière dont les interactions entre des personnes vivant des rapports asymétriques façonnent leur conscience respective du droitFootnote 29. Le recours au concept de conscience du droit vise en ce sens l’articulation théorique d’un ensemble de gestes, d’attitudes et de paroles observés au sein de groupes sociaux, ouvrant le regard sur les motivations sous-jacentes à une prise de décision, laquelle peut produire des effets juridiques tangibles (p. ex. déposer une plainte, s’adresser à un juge pour autoriser des soins ou encore accepter ou non une demande d’accommodement). Ces motivations sont riches pour les chercheurs, puisque ces mêmes personnes, lorsqu’elles en viennent à justifier leurs actions, explicitent ainsi la place qu’elles accordent au droit au quotidien et comment cette place peut être influencée par les rapports sociaux. À ce titre, Sally Merry a brillamment mis en lumière, par une ethnographie, comment des ouvriers en viennent à développer une conscience complexe du droit en s’appropriant ce qu’ils considèrent comme juste ou non, influençant ainsi les actions qu’ils posent concernant leurs relations de travailFootnote 30. L’analyse des motivations des personnes lors de la prise de décisions dans des milieux fortement normés, à l’instar des établissements de santé, permet ainsi de repérer les raisons pour lesquelles ces mêmes personnes en viennent à justifier leur rapport au droit (et par le fait même, leur connaissance de celui-ci)Footnote 31, que ce soit lors du développement initial de conflits de valeursFootnote 32 ou au moment de rendre une décisionFootnote 33. Les études sur la conscience relationnelle du droit s’intéressent aux manières dont les personnes ont recours aux outils juridiques à des fins liées à la promotion d’idéaux ou encore à l’amélioration de rapports sociauxFootnote 34. C’est le cas des recherches de Kathleen HullFootnote 35, qui s’est penchée sur les justifications avancées par des couples homosexuels pour entamer des procédures judiciaires afin de changer la législation en matière familiale, ou encore de celles de BoittinFootnote 36, qui a exploré comment des travailleurs du sexe ont développé des stratégies de lutte en se positionnant vis-à-vis du droit du travail. Comme l’ont montré Gill et CreutzfeldtFootnote 37, la façon dont les personnes comprennent le droit contribue de manière importante à forger leur jugement à la source des prises de décision dans leurs activités interpersonnelles. Selon Young et Chimowitz, la conscience relationnelle du droit peut constituer un concept analytique désignant comment la conscience du droit d’une personne en vient à être façonnée par une ou plusieurs autres personnes ou encore par une dynamique de groupeFootnote 38. En ce sens, les études portant sur la conscience relationnelle du droit au sein de sphères d’activités interpersonnelles soulignent combien il est important de prendre en considération l’influence des relations interpersonnelles sur la conscience du droit, afin de mettre en évidence la place qu’y occupent la culture et l’identité interpersonnelles.
L’approche ethnographique pour étudier la conscience relationnelle du droit
En recherche qualitative, les distinctions méthodologiques entre une approche ethnographique impliquant des observations et le recours à des entretiens sont bien connuesFootnote 39. Ces derniers, prenant souvent la forme semi-directive, permettent aux chercheurs de rencontrer des participants afin d’avoir avec eux une discussion ouverte, mais orientée vers des thématiques de recherche identifiées au préalable par le chercheur (d’où le terme « semi-directif »)Footnote 40. L’entretien semi-dirigé représente une des manières les plus répandues de collecter des données qualitatives en sciences sociales. Il suppose une relation interpersonnelle dynamique, mais courte – un entretien semi-dirigé peut durer de quelques minutes à quelques heures – et vise à comprendre le point de vue d’une personne (ou de plusieurs, mais dans ce cas, nous parlons plutôt de groupe de discussion)Footnote 41. Son utilisation en droit est par ailleurs de plus en plus répandueFootnote 42. En outre, l’observation menée dans le cadre d’une ethnographie suppose que les chercheurs se déplacent afin, justement, d’étudier de près les dynamiques interpersonnelles, les discussions entretenues ou bien les gestes posésFootnote 43. L’ethnographie se distingue entre autres de trois manières de l’entretien de rechercheFootnote 44. D’abord, elle permet d’avoir accès aux opinions, points de vue ou interprétations des personnes alors qu’elles sont en « situation réelle », ce qui diffère d’un entretien où elles peuvent rationaliser leur point de vue. Ensuite, l’ethnographie invite à prendre en considération des éléments contextuels importants du déroulement des activités quotidiennes (tels que les contraintes organisationnelles, les cycles temporels ponctuant ces activités ou encore l’influence de la culture de groupe sur l’action personnelle)Footnote 45. L’ethnographie permet enfin de tenir des conversations moins structurées, plus spontanées et axées sur des actions réelles passées ou à venir, ce qui ouvre la voie à des points de vue moins « travaillés » par les participants que ce que l’on peut obtenir par le biais d’entretiens.
La religion des patients aux urgences
C’est avec ces considérations méthodologiques en tête que j’ai mobilisé le concept de conscience relationnelle du droit dans une enquête ethnographique menée dans des services d’urgence. Cette enquête s’est étalée sur une période d’un peu plus de deux ans, où quatre hôpitaux ont été sélectionnés pour participer à l’étude : un en Estrie et trois à Montréal, au QuébecFootnote 46. Un total de cinquante participants ont pris part à l’enquête, plus précisément vingt-deux infirmières, dix-neuf médecins et neuf intervenants. Quarante-cinq entrevues semi-dirigées d’une durée moyenne de quarante minutes ont été réalisées, ainsi que 241 heures d’observation in situ. Alors que les enjeux et débats peuvent être nombreux dans la sphère publique, j’ai décidé, dans cette enquête, de privilégier un angle d’étude assez circonscrit, mais peu exploré dans la littérature, s’intéressant au droit et à la religion, soit une étude empirique des conditions de réception des pratiques religieuses dans les services d’urgence.
En droit canadien, les pratiques religieuses bénéficient d’une protection constitutionnelle en vertu du droit à la liberté de conscience et de religionFootnote 47, de même que du droit à l’égalitéFootnote 48 qui proscrit la discrimination fondée entre autres sur le motif de la religion. Suivant ces dispositions, un établissement de santéFootnote 49 a une obligation d’accommodement raisonnable à appliquer entre autres aux usagers. À moins qu’elle ne constitue une contrainte excessiveFootnote 50, la mesure d’accommodement suppose un aménagement des pratiques et des normes afin d’en atténuer les effets potentiellement préjudiciables pour les bénéficiaires de droits constitutionnels. Ainsi protégées juridiquement, les pratiques religieuses des patients aux urgences engagent à des réponses de la part des soignants (« est-ce qu’on accepte ou non cette pratique dans notre service d’urgence? Comment? Quand? »), ce qui rend ces mêmes réponses pertinentes pour une étude empirique. Par manque de temps et en l’absence d’obligations liées à la documentation de ces pratiques, les diverses formes d’accommodement pour motif religieux ne sont que très rarement répertoriées, hormis dans le cadre de litiges. L’accès au terrain permet ainsi d’observer sur place le déroulement – et le dénouement – d’une demande d’accommodement en ayant accès directement aux diverses modalités, depuis sa formulation jusqu’à la justification avancée par le soignant pour y donner suite ou non.
La liberté de religion comme besoin personnel
Après plusieurs observations menées au sein de plus d’un service d’urgence, j’ai constaté que les soignants interprètent les diverses manifestations découlant de la liberté de religion des patients comme des besoins personnels à combler pour une personne qui se présente comme malade. Au sein des urgences où l’enquête a été réalisée, le personnel soignant conçoit en effet la religiosité des patients comme faisant partie d’un ensemble de besoins à combler, comme on pourrait le faire éventuellement pour d’autres besoins relevant de l’état de santé du patient. Cette personnalisation du religieux prend d’ailleurs racine chez les soignants dans une personnalisation des soins, attendue pour des soins aux urgences, ce qui tend à expliquer les réponses positives qu’ils présentent souvent aux demandes formulées par les patients en lien avec les pratiques religieusesFootnote 51. Cette conscience du droit à la liberté de religion axée sur les besoins personnels fait en sorte que les urgences offrent des conditions plutôt favorables à la réception positive de plusieurs demandes d’accommodement, malgré l’opinion parfois négative que les soignants peuvent avoir à l’égard de la religion comme système de croyances.
Cette voie privilégiée par les soignants pour accorder une signification axée sur le « besoin personnel » au droit à la liberté de religion se fonde sur une approche personnalisée des soins donnés au patient. Alors que les soignants ont des opinions parfois négatives, parfois positives, concernant la religion, au moment où ils ont à interagir avec la religion de ce patient, la perception change quant au droit de celui-ci. Les enquêtés interprètent ainsi le droit à la religion des patients sous le prisme de la religion personnelle, et non pas par le biais de sa dimension collective, et ce, malgré le fait que ces mêmes patients en arrivent le plus souvent à se référer à des obligations religieuses collectives ou communautaires. À ce propos, deux exemples m’apparaissent pertinents :
Extrait 1 du carnet de notes. Urgence hospitalière « A »
Lors des premiers jours d’observation à l’urgence A, je suis jumelé avec un soignant ayant plusieurs années d’expérience en tant qu’infirmier clinicien. Je le suis alors que nous entrons dans l’espace où une patiente âgée est en observation. Il ne s’agit pas d’une chambre à proprement parler, mais plutôt d’un espace délimité par des rideaux coulissants. La patiente, une dame de 80 ans un peu confuse, est semi-couchée dans un lit d’hôpital « classique », avec des roues permettant de déplacer les patients sans avoir à les lever. La patiente conserve avec elle une image de Jésus dans un cadre, que je remarque, de même que l’infirmier. À la sortie de cette « chambre », une collègue infirmière mentionne à l’infirmier avec qui je suis jumelé que la patiente est très attachée à son Jésus, qu’elle ne désire s’en départir d’aucune manière. « C’est ma religion », a-t-elle dit. S’engage alors une discussion avec cette collègue et l’infirmier. « En tout cas, moi, je suis athée », me dit-il directement. En poursuivant la discussion, il nuance son propos : « Oui, bon, si ça lui fait du bien de croire en Dieu, tant mieux pour elle. Pourvu que ça ne dérange pas les autres et que je peux faire mon travail, elle peut bien croire ce qu’elle veut ».
Extrait 2 du carnet de notes. Urgence hospitalière « A »
J’accompagne un intervenant en soins spirituels dont le travail est ponctué par des requêtes provenant de plusieurs unités de soins dans son hôpital, notamment aux urgences. En discutant d’un cas récent, celui d’un jeune patient musulman décédé, il me précise que sa mère aurait souhaité qu’il ne soit pas amené à la morgue, que le corps soit laissé là pendant un certain temps : « Je suis intervenu, j’ai vu que la personne était musulmane, et là on a parlé un peu. Au début, la mère m’a dit qu’elle n’était pas pratiquante. Mais, finalement, elle a commencé à parler en se demandant pourquoi Allah était venu chercher son fils. Et là, elle a demandé qu’on lui donne un drap. Faque on lui a donné un drap. Elle a déchiré le drap pour en faire de longues languettes, pour attacher les deux pieds de son fils ensemble, pour attacher les deux mains de son fils ensemble, et pour fermer sa bouche en faisant aussi un nœud au niveau de la tête. Clairement, elle procédait elle-même à un rituel funéraire, me précise-t-il. Donc, nous, on l’a accommodée en lui donnant les ciseaux et le drap, qui n’était pas fait pour cela. Sa demande était spontanée. Ça n’a pas posé un problème du tout pour l’équipe ».
Pour certains soignants, la conscience relationnelle du droit à la liberté de religion évolue suivant le moment de la prise en charge d’un patient aux urgences. L’arrivée du patient suppose un ensemble d’actions résultant d’un travail d’équipe important – on peut penser à la communication entre l’infirmière au triage et le médecin à la suite d’une première évaluation clinique – qui suppose plusieurs échanges, discussions et relations interpersonnelles soutenues. L’exemple de la patiente désirant conserver avec elle sa figure religieuse (extrait n°1) est emblématique de ce travail d’équipe. Il s’agit d’une patiente ayant été admise tôt le matin, avant le quart de travail de l’infirmier observé. Au moins trois autres professionnels ont alors interagi avec la patiente et pris connaissance de sa demande de nature religieuse (l’infirmière au triage à l’arrivée, l’infirmière dans la section où elle est placée en observation et le médecin). Deux courtes discussions d’équipe se sont d’ailleurs tenues au poste de travail au sujet de cette patiente. C’est à l’issue de ces conversations de nature clinique qu’ont alors été échangées des informations liées à la liberté de religion de la patienteFootnote 52.
En ce sens, lorsqu’un patient en arrive à formuler une demande de nature religieuse (extrait n° 1 de nouveau et extrait n° 2), il n’est pas rare que soient tenues des conversations d’équipeFootnote 53. La compréhension que soignés et soignants ont un même droit à la liberté de religion (en particulier au moment où les patients formulent une demande) oriente ces mêmes protagonistes à se positionner et à justifier leurs actions de part et d’autre. À titre d’exemple, je peux mentionner des situations liées aux interdits relatifs à la période du shabbat (du vendredi soir au samedi soir) chez des personnes juives hassidiques. Celles-ci respectent un certain nombre d’interdits, notamment la réduction des activités extérieures, et le plus souvent de tout ce qui peut être considéré comme du « travail » dans un sens large, comme signer ou prendre des documents, acheter des médicaments ou encore faire des gestes permettant d’activer certaines choses (par exemple un ascenseur ou une porte coulissante)Footnote 54. À ce sujet, je fais part de l’observation suivante :
Extrait 3 du carnet de notes. Urgence hospitalière « B »
J’accompagne l’infirmière au triage un vendredi soir. Adjacente aux salles de triage se trouve la section destinée à l’inscription des patients, où travaille une agente administrative. Entre deux patients, l’infirmière en profite pour discuter avec elle de divers sujets, notamment de son intérêt pour les enjeux liés au pluralisme des valeurs. À ce moment, une autre agente administrative, travaillant dans la section d’observation de son urgence, se joint à nous. Puisque nous sommes un vendredi soir, les deux agentes administratives abordent d’emblée les situations liées aux juifs hassidiques. « Parfois, ils ne veulent pas signer les documents lors de l’inscription », avance une des deux agentes. Avec sa collègue, elle nous explique l’existence d’un fonctionnement informel au sein de l’équipe d’agents administratifs de l’urgence afin d’obtenir le consentement aux soins habituellement demandé lors de l’inscription. Advenant le cas où le patient refuse de signer le formulaire de consentement, certains agents lui proposent d’appeler le rabbin afin de lui demander l’autorisation de signer le formulaire. Si cela n’est pas possible, ou encore si l’autorisation n’est pas obtenue, l’agent administratif appelle le coordonnateur de l’hôpital, accompagné d’une infirmière du triage, afin de recueillir le consentement verbal. Ensemble, le coordonnateur et l’infirmière lisent le consentement au patient, et l’agent administratif inscrit sur le formulaire de consentement « fête juive », ainsi que le nom de ses collègues et l’heure à laquelle le consentement verbal a été obtenu.
Ayant été présent pendant plusieurs semaines dans ce service d’urgence, j’ai été en mesure de constater la régularité de cette situation où des patients en viennent à justifier leur demande d’être exemptés d’une signature à l’entrée aux urgences. Une des agentes administratives m’a par ailleurs remis un exemplaire d’un formulaire de consentement, utilisé notamment lorsqu’il y a un suivi de dossier par un médecin différent. Sur le formulaire, on retrouve la phrase suivante : « J’autorise les professionnels de cet établissement à faire les examens et les traitements nécessaires ». Bien que légalement, ce formulaire de consentement ne constitue pas un consentement en tant que tel, puisque c’est le processus de consentement fondé sur des explications clairement fournies qui constitue le consentement en soi, cette façon de faire peut s’apparenter à une forme de dérogation usuelle pour obtenir l’autorisation du patient.
La recherche pragmatique de solutions
Ces moments importants liés à la religion des patients aux urgences qui en viennent à formuler une demande dans ce domaine sont souvent fort intéressants pour l’ethnographe. Ils le sont puisque la formulation de telles demandes suppose des réponses de la part des soignants, lesquels doivent respecter les contraintes inhérentes au contexte particulier d’un service d’urgence. Conceptuellement, une contrainte pratique se comprend comme un aspect lié au contexte d’une action précise qui peut introduire une forme de pression sur l’action posée – ou à poser. En matière d’accommodement raisonnable, c’est la notion juridique de contrainte excessive qui encadre légalement la situationFootnote 55. Ainsi, un accommodement raisonnable peut être accepté ou refusé en fonction de la contrainte – excessive ou non – que représente sa mise en œuvre dans une sphère d’activité en particulier. Pour les soignants rencontrés lors de l’enquête ethnographique aux urgences, ce sont principalement les contraintes liées au bon fonctionnement qui justifient les réponses aux demandes formulées par les patientsFootnote 56. Le temps disponible et l’espace requis pour répondre de manière positive à une demande d’accommodement représentent deux aspects inhérents de la vie quotidienne aux urgences.
À titre d’exemple, je peux parler d’un espace particulier que l’on retrouve habituellement aux urgences : la salle de réanimation. Aussi appelées « aires de choc », les salles de réanimation sont généralement réservées à des interventions intensives, lorsque les patients sont instables. Ces lieux sont souvent organisés en deux ou trois pièces communicantes, parfois exiguësFootnote 57. J’ai notamment observé plusieurs situations, dans des salles de réanimation, où des proches de patients demandaient s’ils pouvaient y prier. Les soignants ne justifiaient alors pas leurs réponses sur la base de la nature du lieu, mais bien en fonction des actions qui s’y déroulaient dans l’immédiat. Autrement dit, malgré la fonction hautement complexe et sensible de ces espaces, aucun des sites hospitaliers ayant fait l’objet de l’enquête n’y interdit formellement et à l’avance les demandes d’accommodement. Les réponses données varient plutôt selon la situation clinique en cours. L’extrait suivant provenant du carnet de notes illustre bien cette variabilité des justifications formulées par les soignants :
Extrait 4 du carnet de notes. Urgence hospitalière « A »
À 10 h 36, le téléphone situé au poste central, où l’assistant infirmier-chef travaille, sonne. C’est le téléphone « rouge » utilisé par les ambulanciers, prévenant de leur arrivée dans quelques minutes avec une jeune patiente chez qui l’on suspecte des symptômes liés à une maladie grave. Les soignants s’activent, en compagnie de plusieurs autres professionnels, afin de bien accueillir la patiente. « Avec des cas comme ceux-là, on doit bien se préparer », me confie-t-elle alors qu’elle fait promptement des va-et-vient entre son poste de travail et l’endroit où sont rangés les médicaments. Une salle de réanimation a été désignée pour accueillir la patiente : les portes coulissantes ont été fermées et l’équipement a été préparé. À l’arrivée des ambulanciers transportant la patiente, accompagnée de sa sœur, à 10 h 49, onze personnes sont prêtes à accueillir la malade dans la salle de réanimation. L’infirmière se tient en retrait dans un coin, préparée à prendre des notes sur la séance. Après plusieurs interventions, la patiente est finalement stabilisée, mais reste tout de même endormie dans la salle, en attente de confirmations à la suite de prélèvements. En discutant avec la sœur plus jeune, l’infirmière apprend qu’elles sont croyantes catholiques. Elles étaient ensemble à l’école ce jour-là. C’est le personnel scolaire qui est venu la chercher lorsque sa plus grande sœur y a perdu connaissance. Ayant fait le trajet elle aussi dans l’ambulance, elle discute avec l’infirmière en étant émotive et ébranlée par l’événement. En attendant l’arrivée des parents, elle veut être au chevet de sa sœur, dans la salle de réanimation. L’infirmière lui explique qu’elle va pouvoir y accéder dès qu’elle se libérera. Quelques instants plus tard, une fois dans la salle, où il ne reste maintenant que l’infirmière et les deux sœurs, la plus jeune se met à réciter une prière et à faire un signe de croix en mettant la main sur l’épaule de son aînée. Elle demande alors à l’infirmière de quitter la salle, puisqu’elle aimerait réciter sa prière seule avec sa sœur. Gentiment, l’infirmière lui explique que ce ne sera pas possible, puisqu’elle doit continuer à faire le va-et-vient entre le poste de travail et la salle de réanimation, afin de bien effectuer son travail.
Plusieurs conversations se sont tenues pendant l’admission de cette patiente dans la salle de réanimation, entre autres des discussions entre le médecin affecté à la traumatologie ce jour-là et l’infirmière (également affectée à la salle de réanimation). La formulation de la justification sous-jacente à la décision d’autoriser ou non une prière dans la salle de réanimation s’est développée à partir de deux moments distincts : au moment même de la formulation de la demande et lors de l’obtention d’informations cliniques supplémentaires obtenues à la suite des examens réalisés. Ce sont ainsi des discussions d’équipe et des éléments contextuels (des faits cliniques) qui ont cadré la réponse donnée – et non pas la nature du lieu qu’est une salle de réanimation, aussi complexe et sensible puisse-t-elle être dans un service d’urgence. Plusieurs ethnographies ont également révélé l’importance des catégories d’espace et de temps dans l’organisation des activités quotidiennesFootnote 58. Ici, ce sont des considérations pratiques qui guident le plus souvent la manière dont les enquêtés conçoivent la notion de contrainte excessive qu’ils mobilisent dans les réponses qu’ils donnent sur le moment, ce qui a pu être confirmé tout au long de l’enquête. Cette conception se déploie rarement individuellement. Lors de cette enquête, j’ai également été témoin de plusieurs autres situations où ce sont des discussions d’équipe qui ont permis aux soignants de prendre une décision, que ce soit en lien avec des prières (soignants qui refusent qu’un proche prie avec un tapis dans un couloir de l’urgence), en lien avec un respect du jeûne (consensus d’équipe pour prescrire de manger à des patients musulmans pendant le ramadan) ou encore lors de rituels de fin de vie (organisation d’un déplacement vers un crématorium afin de respecter les volontés d’une famille hindoue).
Conclusion. L’étude de la conscience du droit par l’ethnographie
Le recours à l’ethnographie a été utile dans cette étude sur la conscience du droit de deux manières. D’abord pour comprendre comment se sont déployées concrètement – et souvent de manière créative – des logiques d’action qui soutiennent la prise de décision en lien avec les demandes religieuses des patients. Par ailleurs, j’ai également été en mesure de mieux saisir par quelles voies les soignants d’urgence en arrivent à exprimer une conscience relationnelle du droit à la liberté de religion, fondée, le plus souvent, sur des discussions d’équipe et sur le respect des contraintes contextuelles de nature clinique. Cette conscience relationnelle du droit à la liberté de religion des patients est axée sur les effets de la mise en pratique des demandes religieuses bien davantage que sur le bien-fondé des croyances en tant que telles. Cette manière particulière de concevoir la liberté de religion, qui est somme toute plus permissive que restrictive, contraste par ailleurs avec une gestion publique québécoise de la religion dans les établissements publicsFootnote 59.
Plusieurs études en droit et société ont souligné à juste titre combien il était important de tenir compte de la dimension relationnelle de la conscience du droit. En discutant des données obtenues lors d’une enquête ethnographique menée au sein de plusieurs urgences québécoises, la présente contribution aux études sur la conscience du droit montre comment des observations de nature ethnographique permettent d’étudier cette dimension relationnelle de la conscience du droit dans les services d’urgence. Le recours à l’ethnographie permet en ce sens de mieux comprendre comment des professionnels de la santé en arrivent à manier diverses conceptions légales afin de mettre en œuvre une manière particulière de répondre à des demandes liées à la religion des patients.
Remerciements
Je suis reconnaissant de l’aide financière reçue du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada pour la réalisation de l’étude empirique sur laquelle s’appuie la présente contribution. Je remercie les personnes évaluatrices, dont les judicieux commentaires m’ont permis d’améliorer la qualité scientifique de cet article.