On ne saurait sous-estimer l’importance d’un idéal d’excellence dans la philosophie de Xénophon ; il apparaît partout dans son oeuvre, soit sous la forme des noms abstraits kalokagathia et andragathia, soit sous leur forme adjectivée, et il est appliqué à quelques-uns de ses héros (par exemple, Socrate, Ischomaque, Agésilas et Cyrus l’Ancien)Footnote 1. On pourrait ainsi aborder toute la philosophie de Xénophon à travers le prisme de cet idéal, c’est-à-dire comme un effort d’élucidation des attributs de l’homme accompli et comme une exhortation, adressée à ses contemporains, à mettre en pratique ces attributs. La formulation d’un tel idéal constitue une tâche philosophique, car elle développe à la fois une vision éthique de l’homme (comprise comme la relation qu’on établit avec soi-même) et une vision politique (comprise comme la relation qu’on établit avec autrui).
Dans le cadre de cet article, je me concentrerai sur la notion d’andragathia, qui a reçu très peu d’attention de la part des interprètesFootnote 2. Cette étude s’articule autour des questions suivantes : comment comprendre la notion d’andragathia ? Comment cette notion s’articule-t-elle avec la philosophie de Xénophon ? Qui doit aspirer à cette forme d’excellence ? Quelles sortes de comportements doit-on adopter ou quels modes de vie doit-on suivre pour y parvenir ? L’hypothèse de travail que je développerai dans cette étude est la suivante : lorsqu’il pense l’être humain dans sa dynamique sociopolitique, Xénophon se fonde sur une certaine image, celle de l’homme accompli. Cette image est composée de qualités spécifiques parmi lesquelles nous pouvons relever la tempérance (sôphrosynê), la maîtrise de soi (enkrateia), l’endurance (karteria), l’ardeur (prothymia), la diligence (epimeleia) et l’amour de l’honneur et de la victoire (philotimia ; philonikia). Pour devenir cet homme accompli, il faut se battre avec soi-même et parfois rivaliser avec autrui, ce qui explique, par exemple, l’emploi de métaphores militaires pour exprimer la relation de l’homme avec ses semblables et avec ses propres désirs et passions.
On ne trouve que neuf occurrences d’andragathia dans l’oeuvre de XénophonFootnote 3, dont le qualificatif correspondant est anêr agathos. Si le lecteur peut s’interroger sur la pertinence d’analyser une notion apparemment peu employée, je montrerai qu’il s’agit d’un concept complexe dont le sens et la portée ne sont pas toujours faciles à saisir. De plus, la notion d’andragathia est très souvent utilisée en contexte militaire et, même lorsque ce n’est pas le cas, elle y reste indirectement liée. Le terme anêr agathos apparaît trente-huit fois dans l’oeuvre de Xénophon, presque toujours dans un contexte de guerre, où il est souvent traduit par « brave soldat »Footnote 4. Dans un contexte non militaire, l’expression prend une dimension morale plus marquée et se traduit alors par « homme de mérite » ou simplement par « homme bon »Footnote 5. Dans cette perspective, il semble que Xénophon conserve l’aspect militaire sous-jacent à anêr agathos, tout en l’inscrivant dans un cadre plus large. Cette souplesse de langage se manifeste dans l’emploi occasionnel de (teleôs) anêr agathos, kalos kagathos (avec ou sans crase), khrêstos, esthlos, spoudaios ou simplement agathos, autant d’adjectifs qui renvoient, à des degrés divers, à son idéal d’excellence humaine — ou devrions-nous parler d’idéaux ? Par exemple, dans le chapitre dix de la Constitution des Lacédémoniens, le fait que Xénophon qualifie les vieillards de la Gerousia d’agathoi, plutôt que d’utiliser un terme plus recherché, ne signifie pas qu’ils sont plus éloignés de l’excellence qu’un homme qualifié d’anêr agathos, ni qu’ils ne constituent pas pour les Spartiates des modèles à suivre. Enfin, quel que soit le contexte, le concept d’andragathia renvoie toujours à la réflexion éthique et politique de Xénophon, méritant ainsi sa place dans la constellation conceptuelle de sa pensée philosophique.
Dans le Bailly (Reference Bailly1969), l’andragathia est simplement définie comme « loyauté », « vertu » ou « qualité », définitions qui, comme nous le verrons, ne lui rendent pas justice. Si l’on examine la composition du terme, elle renvoie aux notions de « mâle » (ou bien « viril ») et de bonté, d’où la traduction « manly virtue » dans le lexique LSJ (Liddel et Scott, Reference Liddell and Scott2010). David Whitehead (Reference Whitehead and Rubinstein2009, p. 51) souligne que, du point de vue épigraphique, il était courant d’associer l’andragathia à l’andreia et de l’interpréter comme « bravoure » ou « courage », un sens qui émerge plus naturellement des contextes de guerre. Il observe également que l’aretê et l’andragathia appartiennent au même champ sémantique, mais que cette dernière a progressivement acquis un sens plus restreint, tandis que l’aretê a conservé une portée plus large. Ainsi, Whitehead note que l’andragathia revêt rarement le sens général de « mérite » et se réfère le plus souvent à la prouesse physique dans le sport, mais surtout à la guerre (Whitehead, Reference Whitehead and Rubinstein2009, p. 54).
Xénophon n’a sûrement pas inventé ce mot. On le trouve déjà dans le Ploutos d’Aristophane (voir Coulon et Van Daele, Reference Coulon and Van Daele1963, v. 191). Dans une conversation avec Ploutos, l’esclave Carius et son maître Chremylus soutiennent que les hommes ne se lassent jamais de ses dons, alors qu’ils se fatiguent de tout le reste. Ils énumèrent ensuite, à tour de rôle, des choses dont les hommes se sentent vite rassasiés : tandis que Carius ne mentionne que de la nourriture (du pain, des gâteaux, des fruits, etc.), Chremylus cite l’amour (ἔρως), la musique (μουσιΚή), l’honneur (τιμή), l’excellence virile (ἀνδραγαθίας), l’ambition (φιλοτιμίας) et la stratégie (στρατηγία). Bien que le sens de l’andragathia ne soit pas d’emblée évident dans ce passage, j’ai choisi le terme « excellence virile » en référence à la composition du mot. Il est toutefois pertinent de noter que la notion apparaît entourée de mots fort suggestifs, comme timê, philotimia et stratêgia, ce qui suggère des connotations politiques et militaires.
L’andragathia apparaît également chez Thucydide, toujours dans un contexte guerrier, mais avec des connotations variées. Dans l’oraison funèbre de Périclès (Thuc. II, 42, 3)Footnote 6, elle désigne la qualité de ceux qui se sont sacrifiés pour défendre la cité, incarnant ainsi l’acte suprême de dévouement et de souci du bien public au détriment des affaires privées. Plus loin, les Platéens utilisent l’expression « παράδɛιγμα τοῖς πολλοῖς τῶν Ἑλλήνων ἀνδραγαθίας » pour qualifier l’exemple de noblesse des Spartiates aux yeux de la plupart des Grecs (Thuc. III, 57, 1) : ils sont un paradigme d’andragathia non seulement par leur excellence militaire, mais aussi par leur capacité à juger correctement les situations politiques. La notion réapparaît quelques paragraphes plus loin (III, 64, 4), associée à la promptitude d’une action militaire en faveur des alliés et des amis. Dans la dernière occurrence, l’andragathia est présentée comme la qualité primordiale de ceux qui refusent de plier face à une force militaire supérieure (Thuc. V, 101, 1). L’ensemble des cinq occurrences indique sans conteste que cette notion s’est développée en contexte guerrier, tout en conservant des connotations politiques. En définitive, l’excellence militaire ne se réduit pas à la seule maîtrise des armes.
Examinons maintenant la manière dont Xénophon présente l’andragathia. L’analyse de toutes ses occurrences dans son oeuvre permet d’identifier deux contextes principaux : le contexte militaire, où Xénophon reste fidèle à l’usage de Thucydide, et un contexte non militaire. Dans ce dernier, le socratisme de Xénophon transparaît plus nettement : il confère à cette notion une dimension philosophique plus marquée, l’associant à l’idée de perfection du caractère, ce qui permet à l’anêr agathos d’agir de manière juste aussi bien dans la sphère privée que dans la sphère publique. Pour autant, force est de reconnaître que ces deux facettes de l’andragathia — l’excellence guerrière et l’excellence morale — se recoupent à plusieurs endroits. La division proposée ici est donc purement didactique, visant à mieux organiser l’analyse des textes pertinents.
1. L’andragathia dans un contexte militaire
Une analyse approfondie de la notion d’andragathia chez Xénophon révèle l’importance majeure de la figure du guerrier et du chef militaire dans sa pensée philosophiqueFootnote 7. L’andragathia est souvent associée au combat, mais également à la chasse et à l’équitation, activités aristocratiques par excellence qui, selon Xénophon, constituent des exercices préparatoires à la guerre. Cependant, cette notion englobe aussi un ensemble d’attitudes moralement admirables, témoignant d’une vertu incomparable. Xénophon a donc fait de l’andragathia l’un des éléments clés de sa philosophie, en l’appliquant non seulement à divers contextes sociaux, mais aussi à plusieurs types d’individus. Si Xénophon s’y est particulièrement intéressé, c’est peut-être parce que sa signification et sa portée n’étaient pas immédiatement claires à son époque, malgré son usage parmi ses contemporains. Xénophon s’inscrit pleinement dans les débats intellectuels de son temps, en empruntant certaines notions issues du contexte militaire, c’est-à-dire tant de l’idéologie hoplitique que de l’idéologie aristocratique, dont les cavaliers constituent, à ses yeux, les principaux représentants. À cet égard, les observations de Fiona Hobden s’avèrent pertinentes :
On the fifth-century battlefield, the man who was kalos and agathos, now characterised as the anêr agathos and kalos kagathos, became an integral component of hoplite ideology. […] The qualities of the anêr agathos and kalos kagathos, newly configured as andragathia and kalokagathia, now relate to the ideal hoplite soldier who fights in tandem with his fellow citizens in defence of the polis. Whatever the reality of this ideal, polis ideology excluded the aristocratic cavalry from its communal vision. To be a kalos and agathos man it was necessary to adopt the martial persona of the hoplite, rather than the Homeric hero. (Hobden, Reference Hobden2003, p. 282)
Xénophon, lui-même aristocrate et cavalier, s’efforce, dans l’Art équestre et dans l’Hipparque, de raviver la pratique de la cavalerie, qu’il conçoit comme un outil de guerre, un mode de vie conduisant à la vertu et, surtout, une manière de rendre les citoyens utiles à la cité. Le désintérêt, voire le mépris des Athéniens pour cette pratique est souligné dans l’Hipparque I, 9 — où Xénophon recommande de recruter les nouveaux cavaliers soit par des actions en justice, soit par la persuasion — et au livre IX, 3-6 du même traité, où il propose de les enrôler parmi les étrangers et les métèques. La tentative d’intégrer l’idéologie hoplitique et aristocratique dans son oeuvre constitue un bel exemple du caractère à la fois conservateur et novateur de la pensée de Xénophon. Cela démontre également qu’il n’était nullement étranger aux débats sociopolitiques de son époque. De plus, en bon philosophe, Xénophon veille à ce que l’aspect militaire de sa pensée ne soit jamais dissocié de ses dimensions morale et politique. Certaines occurrences de l’andragathia se trouvent, comme on peut s’y attendre, dans des passages où Xénophon met en action ses héros principaux, notamment Agésilas et Cyrus l’Ancien, personnages qui incarnent à la fois la figure du dirigeant politique et du commandant militaire. Xénophon illustre, tout au long de son oeuvre, à quel point ces figures correspondent à son idéal d’excellence. Il ne cesse ainsi d’exhorter ses lecteurs à fournir les efforts nécessaires pour atteindre cet idéal.
La première occurrence du terme andragathia apparaît dans l’Anabase V 2, où il est question de la bravoure indispensable aux hoplites sous le commandement de Xénophon. Leur courage s’avère crucial pour secourir les peltastes grecs pris dans une escarmouche contre les Driles, décrits comme le peuple le plus belliqueux du Pont Euxin (Anab. V 2, 2-6). Plus encore, cette bravoure est requise pour franchir leur place forte et s’emparer des vivres nécessaires à la survie de l’expédition (Anab. V 2, 7-28). Lisons maintenant le passage-clé :
Quand les hoplites furent arrivés, il [scil. Xénophon] ordonna à chacun des lochages de disposer sa compagnie de la manière qu’il jugerait la plus avantageuse pour combattre [ὡς ἂν Κράτιστα οἴηται ἀγωνιɛῖσθαι] ; car les lochages se trouvaient près les uns des autres, et il savait qu’ils rivalisaient constamment d’excellence virile entre eux [οἳ πάντα τὸν χρόνον ἀλλήλοις πɛρὶ ἀνδραγαθίας ἀντɛποιοῦντο]. (Anab. V 2, 11 ; trad. Chambry, Reference Chambry1967b légèrement modifiée)
Dans ce contexte, l’andragathia pourrait également désigner, outre l’idée de courage, l’expertise ou la valeur militaire en général. Elle fait l’objet d’une rivalité permanente (πάντα τὸν χρόνον) entre les lochages, ce qui les motive à bien organiser leurs troupes pour impressionner Xénophon, qui tire parti de cette émulation pour obtenir leur effort et leur dévouement. Bien que le texte ne le dise pas explicitement, il est raisonnable d’en déduire que les lochages recherchent l’approbation, voire la louange de leur commandant. Il est également significatif que l’emploi des verbes ἀγωνιɛῖσθαι et ἀντɛποιοῦντο établisse un parallèle, vraisemblablement intentionnel, entre le combat réel contre les ennemis et la compétition parmi les lochages, qui deviennent temporairement rivaux pour montrer leur andragathia. En effet, Xénophon aurait pu choisir un autre verbe, comme μάχομαι, pour désigner le combat contre les Driles. Il a plutôt opté pour le verbe ἀγωνίζομαι, qui signifie certes « lutter », « combattre », « faire l’effort » ou encore « se donner la peine », mais qui évoque également l’idée de « concours », d’où son usage dans les contextes de jeux publics et de compétitions athlétiques. Ainsi, on pourrait dire que les lochages grecs rivalisent entre eux pour revendiquer (autre traduction possible du verbe ἀντιποιέω) le titre d’anêr agathos Footnote 8.
On trouve une formule similaire dans le dernier chapitre de l’Hipparque. Lisons le texte en question :
Je déclare encore que l’on pourrait beaucoup plus vite porter l’effectif total de la cavalerie à mille hommes, et beaucoup plus commodément pour les citoyens, si l’on y admettait deux cents cavaliers étrangers. En effet, il me semble que cette recrue rendrait l’ensemble du corps de cavalerie plus obéissant [Καὶ ɛὐπɛιστότɛρον ἂν πᾶν τὸ ἱππιΚόν ποιῆσαι] et plus ardent à rivaliser les uns avec les autres pour l’excellence virile [Καὶ φιλοτιμότɛρον πρὸς ἀλλήλους πɛρὶ ἀνδραγαθίας]. [4] Je sais pour ma part que la réputation de la cavalerie lacédémonienne date de l’introduction de cavaliers étrangers [οἶδα δ’ ἔγωγɛ Καὶ ἱππιΚὸν ἀρξάμɛνον ɛὐδοΚιμɛῖν, ἐπɛὶ ξένους ἱππέας προσέλαβον], et je vois que dans les autres cités les troupes étrangères sont partout estimées [Καὶ ἐν ταῖς ἄλλαις δὲ πόλɛσι πανταχοῦ τὰ ξɛνιΚὰ ὁρῶ ɛὐδοΚιμοῦντα]. Car cet emploi contribue à une grande ardeur [ἡ γὰρ χρɛία μɛγάλην προθυμίαν συμβάλλɛται]. (Hipp. IX, 3-4 ; trad. Chambry, Reference Chambry1967a légèrement modifiée)
Xénophon avait déjà souligné qu’une cavalerie bien organisée et bien entraînée pouvait, à elle seule, faire face aux principaux dangers d’une invasion en AttiqueFootnote 9. Le premier devoir du commandant de cavalerie est donc de combler les vides et d’éviter la réduction de l’effectif actuel. Cette tâche est tellement importante que Xénophon encourage l’hipparque à poursuivre les réfractaires en justice (Hipp. I, 9-10 ; IX, 5). Préoccupé par l’état déplorable de la cavalerie athénienne à la veille d’un conflit imminent contre les Thébains (cf. Hipp. IV, 6 ; VII, 1-4 ; IX, 7), Xénophon recommande vivement l’enrôlement de deux cents étrangers pour atteindre rapidement l’effectif légal de mille cavaliers. Par étrangers, on peut entendre tant les métèques que les mercenaires, dont Xénophon connaît très bien, par expérience personnelle, les vertus guerrières. C’est pourquoi il affirme que cette mesure rendra l’ensemble du corps plus obéissant (ou discipliné — ɛὐπɛιστότɛρον) : d’une part, les mercenaires sont, on peut se l’imaginer, ardents à la tâche et reconnus pour leur excellence militaire ; d’autre part (Hipp. IX, 6), certains métèques, fiers d’être admis dans la cavalerie (φιλοτιμɛῖσθαι ἄν τινας ɛἰς ἱππιΚὸν Καθισταμένους), voudront accomplir avec ambition la tâche qui leur est assignée (φιλοτίμως ἐνιόυς ἐθέλοντας τὸ προσταχθὲν διαπράττɛσθαι), ce qui arrive chaque fois que les citoyens décident de leur confier des charges honorables.
Xénophon est convaincu que les Athéniens, au contact de tels individus, seront animés par l’émulation (philotimia) et s’efforceront de les égaler en andragathia, rappelant ainsi le comportement des lochages sous son commandement. Pierre Chambry traduit ce concept par « bravoure », une interprétation trop restrictive à mon sens, tandis que Edgar Marchant (Reference Marchant1925) utilise l’expression « in the display of efficiency », qui s’avère plus précise. Ma traduction, « excellence virile », met en lumière le fait que la compétition entre Athéniens et étrangers englobe tant l’ensemble des compétences techniques (manoeuvres, maniement des armes, organisation des rangs) que les qualités morales (discipline, obéissance) qui façonnent le cavalier exemplaire. Dans cette optique, un parallèle évident se dessine entre ce passage de l’Hipparque et l’Anabase V 2, 11, précédemment analysé : les deux textes présentent l’andragathia comme objet de rivalité entre soldatsFootnote 10. Dans l’Hipparque, elle est également associée à la recherche de l’honneur et à l’émulation entre Athéniens et étrangers, ce qui, Xénophon l’espère, ravivera l’intérêt des Athéniens pour la cavalerie. Cette dynamique aboutit à l’excellence de l’ensemble du corps de cavalerie, chaque cavalier s’améliorant en cherchant à surpasser ses pairs. Ainsi, dans ce contexte, le concept d’andragathia englobe toutes ces nuances militaires, physiques et morales. Par ailleurs, le vocabulaire de la philotimia apparaît dans ce chapitre de l’Hipparque sous un jour entièrement positifFootnote 11, constituant une qualité indispensable au développement complet des cavaliers qui atteindront, ultimement, l’andragathia.
Le §4 souligne que cette mesure pourra susciter une grande ardeur (μɛγάλην προθυμίαν). Xénophon conçoit la prothymia, qui apparaît une vingtaine de fois dans son oeuvre, comme une qualité essentiellement guerrière, ce qui est confirmé par son usage presque exclusif dans le contexte militaireFootnote 12. Ce terme peut également désigner le « zèle », le « dévouement », l’« empressement » ou la « bonne volonté ». Son emploi est fort éloquent, car il évoque à la fois la bonne volonté des Athéniens à servir dans la cavalerie, leur ardeur à vouloir surpasser les cavaliers étrangers et leur zèle à combattre pour leur cité. Ce passage met également en évidence que l’intégration de cavaliers étrangers a directement contribué à la bonne réputation (cf. ɛὐδοΚιμɛῖν et ɛὐδοΚιμοῦντα) de la cavalerie des Lacédémoniens et des autres cités grecques. La référence à la cavalerie lacédémonienne dans un paragraphe traitant de l’andragathia n’est pas fortuite. Comme nous le verrons sous peu, il s’agit d’une qualité fondamentale cultivée parmi les jeunes Spartiates qui rivalisent entre eux pour obtenir des charges politiques et militaires.
Ce n’est donc pas un hasard si la prochaine occurrence du terme apparaît précisément au quatrième chapitre de la Constitution des Lacédémoniens, où Xénophon traite de la cavalerie lacédémonienne. L’analyse de ce texte constitue le prolongement naturel des deux passages précédents (Anab. V 2, 11 ; Hipp. IX, 3-4), car on y retrouve à la fois l’idée d’excellence militaire et les notions de compétition et d’émulation. Ce passage mérite donc une analyse approfondie. Xénophon introduit ainsi le chapitre en question :
C’est assurément sur les hommes dans la force de l’âge [ἡβῶντɛς] qu’il [scil. Lycurgue] fit porter ses efforts principaux, pensant que ceux-ci, s’ils étaient tels qu’il faut [ɛἰ γένοιντο οἵους δɛῖ], pesaient le plus pour le bien de la cité [πλɛῖστον ῥέπɛιν ἐπὶ τὸ ἀγαθὸν τῇ πόλɛι]. [2] Voyant donc que ceux chez qui l’émulation est la plus intense [ὁρῶν οὖν, οἷς ἂν μάλιστα φιλονιΚία ἐγγένηται] sont ceux dont les choeurs [χοροὺς] valent le plus d’être écoutés et dont les concours gymniques [γυμνιΚοὺς ἀγῶνας] valent le plus d’être regardés, il pensait que, s’il mettait ces hommes en compétition sur la vertu [ɛἰ Καὶ τοὺς ἡβῶντας συμβάλλοι ɛἰς ἔριν πɛρὶ ἀρɛτῆς], ils atteindraient de la sorte le plus haut degré d’excellence virile [οὕτως ἂν Καὶ τούτους ἐπὶ πλɛῖστον ἀφιΚνɛῖσθαι ἀνδραγαθίας]. (Const. Lac. IV, 1-2 ; trad. Casevitz, Reference Casevitz2008 légèrement modifiée)
Les ἡβῶντɛς sont les Spartiates âgés de vingt à trente ans et aptes au service militaire (ἔμφρουρος — cf. Const. Lac. V, 7). C’est pourquoi le législateur a établi des pratiques pédagogiques rigoureuses à cette étape de la vie des Spartiates, période où les citoyens commençaient à exercer des fonctions publiques et à servir dans l’armée. L’expression « ἐπὶ τὸ ἀγαθὸν τῇ πόλɛι » souligne ainsi la double dimension politique et militaire de cette phase de l’éducation spartiate. Dans cette perspective, devenir « tel qu’il le faut » (cf. ɛἰ γένοιντο οἵους δɛῖ) implique, comme nous le verrons en détail plus loin, une transformation tant axiologique que physique de l’individu, réalisée respectivement par l’exercice de la vertu et l’entraînement corporel.
Xénophon rapporte ensuite que Lycurgue s’est inspiré des choeurs et des compétitions gymniques, contextes où le désir de victoire (φιλονιΚία) est particulièrement intense. Pour Xénophon, la philonikia, étroitement liée à la notion de philotimia, constitue l’un des moteurs de l’action humaineFootnote 13. Ainsi l’on s’efforce, tant sur le plan moral que technique, d’exceller dans toute activité impliquant victoire et défaite, qu’il s’agisse des compétitions de choeurs, de gymnastique ou, bien évidemment, de la guerreFootnote 14. C’est dans cette optique que Lycurgue a transposé cette émulation au domaine politique en instaurant une dispute sur la vertu (ɛἰς ἔριν πɛρὶ ἀρɛτῆς), afin que les jeunes Spartiates atteignent le plus haut degré d’andragathia. Nous observons ici un exemple éloquent de l’usage de deux notions désignant l’excellence humaine, aretê et andragathia, dont le sens et le rapport ne sont pas d’emblée évidents. À mon avis, ces termes ne sont pas employés comme des synonymes, comme si Xénophon les avait utilisés simplement pour éviter la répétition. L’aretê, ou plutôt la rivalité autour de l’aretê, apparaît dans ce passage comme la voie d’accès à l’andragathia.
Whitehead (Reference Whitehead and Rubinstein2009, p. 50), tout en reconnaissant que l’aretê et l’andragathia sont des synonymes proches, souligne les nuances qui les distinguent. Selon l’auteur, ces termes évoquaient des registres différents pour l’oreille antique, rendant toute tentative de traduction moderne particulièrement complexe (Reference Whitehead and Rubinstein2009, p. 54). Ce n’est d’ailleurs pas la première fois que Xénophon joue sur le sens et les rapports entre des mots courants de son époque. Dans les Mémorables III 9, 14, il propose une définition rigoureuse des termes ɛὐπραξία (« succès ») et ɛὐτυχία (« bonne fortune »), établissant ainsi une rupture sémantique alors qu’ils étaient communément employés comme des synonymesFootnote 15. Plus loin, dans les Mémorables IV 8, 11, Xénophon écrit à propos de Socrate : « il était aussi capable de mettre les autres à l’épreuve, de réfuter ceux qui étaient dans l’erreur et de les exhorter à la vertu et à l’excellence (Καὶ προτρέψασθαι ἐπʼ ἀρɛτὴν Καὶ ΚαλοΚαγαθίαν) ». La formule « aretê kai x », qu’il emploie ici, apparaît systématiquement — et toujours dans le même ordre — dans les inscriptions honorifiques athéniennes (Whitehead, Reference Whitehead and Rubinstein2009, p. 53). Il est donc possible que Xénophon l’ait reprise dans le dernier paragraphe des Mémorables afin de conférer encore plus d’éclat à l’éloge final de Socrate. Cependant, il ne semble pas que kalokagathia et aretê soient simplement des synonymes employés à des fins rhétoriques ; ils possèdent sans doute des nuances subtiles, difficiles à saisir pour un lecteur moderneFootnote 16. Ainsi, dans la Constitution des Lacédémoniens IV 3-4, Xénophon pourrait apporter des nuances et établir une relation particulière entre aretê et andragathia, où cette dernière apparaît comme l’aboutissement de la première.
Cette interprétation est renforcée par la phrase « ἐπὶ πλɛῖστον ἀφιΚνɛῖσθαι ἀνδραγαθίας », qui désigne effectivement l’andragathia comme un point d’arrivée, voire quelque chose qui se trouve au sommet. Le moyen d’y parvenir repose justement sur la dispute permanente sur la vertu. Dans cette perspective, tandis que le terme aretê peut désigner les vertus acquises lors des étapes antérieures de la paideia spartiate — telles que l’aidôs, l’obéissance, la sôphrosynê et la karteria (Const. Lac. II, 2-6 ; 10 ; III, 2-5)Footnote 17 —, l’andragathia représente, me semble-t-il, l’état perfectionné des vertus, ainsi que d’autres capacités que les jeunes Spartiates développent à ce stade de leur formation. J’ai choisi le terme « excellence virile », car l’andragathia semble comprendre des nuances à la fois militaires, morales et politiques. De plus, cette traduction la distingue du terme aretê, malgré les similitudes entre les deux notions, toutes deux étant des noms abstraits dérivés de l’adjectif agathos (Whitehead, Reference Whitehead and Rubinstein2009, p. 50). Michel Casevitz (Reference Casevitz2008, p. 15) traduit l’expression « ἐπὶ πλɛῖστον ἀνδραγαθίας » par « le plus haut degré de bravoure », tandis que François Ollier (Reference Ollier1934, p. 7) opte pour « le plus haut degré de vertu ». De son côté, Michael Lipka (Reference Lipka2002, p. 141) l’interprète comme une « vertu suprême », suggérant ainsi que l’andragathia pourrait être considérée comme le couronnement de cette lutte pour la vertu, qui constitue, chez Xénophon, un facteur crucial dans le développement des qualités déjà présentes chez un individu (Lipka, Reference Lipka2002, p. 142)Footnote 18. Ainsi, l’andragathia ne semble pas être un simple synonyme d’aretê, mais plutôt le but ultime de la compétition parmi les jeunes Spartiates, incarnant la qualité suprême de ceux qui se démarquent dans la dispute sur la vertu. Xénophon décrit ensuite les mesures adoptées par le législateur pour favoriser sa propagation parmi les jeunes Spartiates :
De quelle façon il les mit à leur tour en compétition [ὡς οὖν τούτους αὖ συνέβαλɛν], je vais l’expliquer. [3] Les éphores choisissent parmi ces hommes à l’apogée de leur force trois hommes [ἐΚ τῶν ἀΚμαζόντων τρɛῖς ἄνδρας] ; ceux-ci sont appelés hippagrètes ; chacun d’eux enrôle cent hommes [τούτων δ’ἔΚαστος ἄνδρας ἑΚατὸν Καταλέγɛι], en éclairant les raisons pour lesquelles il honore de préférence ceux-ci et rejette ceux-là comme indignes après examen [διασαφηνίζων ὅτου τοὺς μὲν προτιμᾷ, τοὺς δὲ ἀποδοΚιμάζɛι]. [4] Ceux qui n’obtiennent pas les charges honorifiques combattent [οἱ οὖν τυγχάνοντɛς τῶν Καλῶν πολɛμοῦσι] à la fois ceux qui les ont renvoyés et ceux qui ont été préférés à eux-mêmes et se surveillent les uns les autres [Καὶ παραφυλάττουσιν ἀλλήλους], pour voir s’ils agissent nonchalamment à l’égard des belles coutumes [ἐάν τι παρὰ τὰ Καλὰ νομιζόμɛνα ῥᾳδιουργῶσι]. (Const. Lac. IV, 2-4 ; trad. Casevitz, Reference Casevitz2008 légèrement modifiée)
L’idée de compétition, déjà soulignée, est encore amplifiée par l’emploi du verbe συμβάλλω, qui évoque une confrontation directe et agonistique. Xénophon explique, dans le §3, que Lycurgue a structuré l’enrôlement des cavaliers (hippeis) autour de cette âpre rivalité. Les éphores choisissent trois hippagrètes parmi les jeunes Spartiates les plus robustes (cf. ἐΚ τῶν ἀΚμαζόντων), confirmant que la vigueur physique constituait un critère central de sélection. Ces trois magistrats choisissent à leur tour les membres de leurs escadrons. La transition subtile de ἡβῶντɛς à ἄνδρας suggère que ceux qui méritaient ces postes prestigieux étaient considérés comme des hommes pleinement accomplis. Par ailleurs, le contraste entre les termes προτιμᾷ et ἀποδοΚιμάζɛι et l’emploi du terme τῶν Καλῶν montrent que ces fonctions militaires étaient hautement respectées et accessibles uniquement après un examen rigoureux tant des cavaliers que de leurs chevaux. Pour autant, la permanence dans ce poste n’était pas assurée, ce qui renvoie à la conception que se fait Xénophon de l’impermanence de la vertuFootnote 19.
Les hippagrètes justifiaient explicitement (διασαφηνίζων) leurs décisions, expliquant pourquoi certains candidats étaient acceptés et d’autres nonFootnote 20. Cela offrait une double opportunité : d’une part, ceux qui n’étaient pas choisis pouvaient tirer parti de ces critiques pour s’améliorer, et d’autre part, les hippeis élus devaient maintenir un haut niveau de vigilance et d’effort pour éviter toute complaisance (cf. ῥᾳδιουργῶσι — IV, 4), sous peine de perdre leur place. Ainsi, Xénophon met en lumière un système qui favorisait une émulation constante et généralisée parmi les Spartiates. Ce système garantit l’andragathia des cavaliers lacédémoniens, car l’entraînement à la vertu et aux disciplines martiales était incessant. La surveillance mutuelle (cf. παραφυλάττουσιν ἀλλήλους) jouait un rôle crucial : elle prévenait la mollesse et le relâchement, mais aussi d’autres vicesFootnote 21. Cela incitait les hippeis à se conformer aux normes sociales (νομιζόμɛνα) et à s’engager pleinement dans l’exercice des vertus. Cette surveillance n’était pas un simple moyen de contrôle, mais servait un objectif pédagogique : les candidats refusés observaient les cavaliers élus et pouvaient s’en inspirer pour améliorer leurs propres compétences tout en cherchant à les surpasser. Ce dispositif d’émulation perpétuelle met en lumière que l’aretê n’était pas un acquis définitif, mais un état exigeant une vigilance constante. En effet, toute négligence à l’égard des devoirs, des pratiques guerrières ou des exigences morales entraînait l’exclusion de ces fonctions prestigieuses. L’approche de Xénophon démontre que la surveillance mutuelle, loin d’être un aveu d’échec de la paideia spartiate, représente une reconnaissance explicite de la nature fluctuante de l’aretê et de la nécessité d’efforts permanents pour en préserver l’intégritéFootnote 22. Ceux qui tombaient dans les vices et/ou qui se relâchaient dans leurs devoirs n’étaient plus aptes à occuper cette importante charge militaire.
Ainsi, l’andragathia prend tout son sens dans un contexte où la force physique et la vigueur corporelle sont valorisées comme des qualités fondamentales. Les critères de sélection des hippeis par les hippagrètes ne se limitaient pas à l’aretê morale ou civique, mais incluaient également des qualités physiques, comme l’aptitude à monter à cheval et à manier les armes, éléments indissociables de l’excellence militaire spartiate. Cette mise en avant de la force et de la vigueur est particulièrement notable dans le développement du chapitre IV, où ces thèmes sont explicitement soulignés. Xénophon montre que les cavaliers élus autant que ceux qui avaient été rejetés s’entraînaient en permanence pour rester les plus forts (ἀσΚοῦσιν ὅπως ἀɛὶ Κράτιστοι ἔσονται). Cette exigence de force corporelle est également associée à une capacité accrue à défendre la cité si nécessaire, comme en témoigne l’expression « παντὶ σθένɛι » (§5). Il en ressort que la préparation physique ne visait pas seulement à garantir une supériorité individuelle, mais aussi à maintenir la capacité collective des Spartiates à répondre efficacement aux besoins militaires de leur cité.
Dans le §6, Xénophon souligne que les cavaliers, tout comme ceux qui avaient été refusés, étaient tenus de prendre soin de leur condition physique (ἀνάγΚη δ’ αὐτοῖς Καὶ ɛὐɛξίας ἐπιμɛλɛῖσθαι), ce qui témoigne de l’importance accordée à la discipline corporelle dans le maintien de l’excellence militaire et morale. Cette attention à la vigueur physique n’était pas exclusive aux jeunes Spartiates, mais s’étendait également aux citoyens plus âgés, parmi lesquels les plus importantes magistratures étaient pourvues (§7). Xénophon note qu’ailleurs en Grèce, les adultes ayant dépassé l’âge de la jeunesse sont souvent empêchés de se consacrer aux exercices de force (τὸ ἰσχύος ἐπιμɛλɛῖσθαι) en raison de leurs obligations militaires ou civiques. Lycurgue, au contraire, avait institué une coutume distinctive pour les Spartiates âgés de trente ans ou plus, leur permettant de continuer à cultiver leur vigueur grâce à la chasse, qu’il considérait comme une très belle coutume. Cette pratique offrait aux adultes une opportunité de maintenir leur condition physique et de rester aptes à supporter les travaux militaires (στρατιωτιΚοὺς πόνους ὑποφέρɛιν), pourvu qu’ils ne fussent pas accaparés par une charge publique. En conséquence, Lycurgue s’assurait que tous les citoyens spartiates, quel que fût leur âge ou leur rang, étaient impliqués dans un processus continu de perfectionnement physique et moral. Cette exigence généralisée renforçait la cohésion sociale et militaire de la cité tout en établissant une norme d’excellence partagée.
L’association de l’andragathia avec la sphère militaire apparaît clairement dans ce passage de la Constitution des Lacédémoniens. Elle est présentée comme un critère de sélection essentiel pour les cavaliers (hippeis), reflétant l’importance de cette qualité dans le maintien de l’excellence militaire spartiate. Celle-ci inclut, comme en témoigne le lexique de la vigueur corporelleFootnote 23, une dimension d’entraînement physique rigoureux. À l’instar de ce qui est observé dans l’Anabase V 2, 11 et dans l’Hipparque IX, 4, l’andragathia devient un enjeu de rivalité (eris) et d’émulation (philonikia), un mécanisme central pour encourager les guerriers à poursuivre leur perfectionnement. La philonikia est ici un moteur clé, incitant les cavaliers à s’entraîner plus intensément (πολὺ μᾶλλον ἐθέλουσι ταῦτ᾽ ἀσΚɛῖν — cf. Cyrop. II 1, 22)Footnote 24. Cette notion dépasse le contexte purement guerrier (Cyrop. III 3, 57), et s’étend à des activités connexes comme la chasse (Cyrop. I 4, 15) et l’équitation (Hipp. I, 26 et IX, 3), témoignant de sa place centrale dans le modèle éducatif et éthique prôné par XénophonFootnote 25.
La comparaison avec le système athénien met en lumière les particularités et les avantages du modèle spartiate. À Athènes, l’enrôlement dans la cavalerie reposait en grande partie sur des critères financiers, puisque seuls les citoyens fortunés pouvaient se permettre d’équiper un cheval (Hipp. I, 9 ; IX, 5). Cette dépendance au statut économique engendrait des difficultés pratiques, notamment le manque chronique de cavaliers, obligeant les autorités à recourir à des mesures coercitives pour remplir les rangs (Hipp. I, 9). En revanche, à Sparte, le système instauré par Lycurgue privilégiait des critères de mérite, mettant l’accent sur la rivalité vertueuse pour stimuler la préparation physique et militaire, ce qui est fortement apprécié par Xénophon. Par son éloge du système éducatif lacédémonien, Xénophon promeut une éthique où la vertu individuelle est indissociable du bien commun. Ce n’est donc pas un hasard si, dans l’Hipparque, il propose une mesure similaire à ce que l’on trouve dans la Constitution des Lacédémoniens IV, 1-4. Comme nous l’avons vu plus haut, l’enrôlement des étrangers sert précisément à ce que les cavaliers athéniens deviennent plus ardents à rivaliser les uns avec les autres en matière d’andragathia (φιλοτιμότɛρον πρὸς ἀλλήλους πɛρὶ ἀνδραγαθίας). Or, le fait que Xénophon endosse explicitement dans l’Hipparque ce que préconisait le système lacédémonien démontre sans conteste qu’il avait une opinion favorable de ce dernier et témoigne, par ailleurs, de la cohérence de sa pensée philosophique.
Dans cette perspective, on ne saurait sous-estimer la connotation tout à fait positive que possède l’eris (querelle ; rivalité ; dispute) dans la Constitution des Lacédémoniens IV : Xénophon la présente comme un moteur essentiel à la formation civique et militaire des Spartiates. Cette eris, loin d’être perçue comme destructrice ou néfaste, incarne une dynamique vertueuse : en rivalisant temporairement les uns avec les autres, les Spartiates cherchent à surpasser leurs pairs et, par extension, à se dépasser eux-mêmes. Ce dépassement individuel, inscrit dans une logique de compétition (agôn), sert non seulement à atteindre les sommets de l’andragathia, mais également à renforcer le dévouement à la cité.
Xénophon célèbre cette rivalité, comme en témoigne le passage suivant : « et telle est précisément l’émulation la plus chère aux dieux et la plus convenable pour la cité [Καὶ αὕτη δὴ γίγνɛται ἡ θɛοφιλɛστάτη τɛ Καὶ πολιτιΚωτάτη ἔρις]. En elle se déploie ce que doit faire l’homme de bien [ἐν ᾗ ἀποδέδɛιΚται μὲν ἃ δɛῖ ποιɛῖν τὸν ἀγαθόν] » (Const. Lac. IV, 5 ; trad. Casevitz, Reference Casevitz2008 légèrement modifiée). Cette phrase met en lumière la valeur sacrée et politique que Xénophon attribue à cette eris, qui s’oppose à toute interprétation négative ou conflictuelle au sens péjoratif. Selon lui, ce n’est qu’à travers la rivalité que les vertus d’un homme de bien peuvent pleinement se déployer, consolidant ainsi une cité harmonieuse et efficace dans son autoprotection. On aurait donc tort de penser que la rivalité (eris) et la colère (orgê) engendrées par cette compétition en andragathia sont intrinsèquement mauvaises. Cette perspective rejoint celle développée dans les Mémorables (II 6, 21-23), où Socrate affirme que ces deux émotions font partie de la tendance naturelle de l’être l’humain à l’hostilité. Autrement dit, il s’agit des sentiments martiaux essentiels à la guerre, de sorte qu’ils ne peuvent pas être supprimés, mais doivent plutôt être maîtrisésFootnote 26. Dans ce passage des Mémorables, on lit que les kaloi kagathoi ne laissent pas ces deux sentiments dégénérer dans des conflits sérieux. De même, dans la Constitution des Lacédémoniens, les pédagogues spartiates — citoyens, pédonomes et éphores — exercent une surveillance stricte sur les jeunes pour garantir que les manifestations de rivalité et de colère ne dégénèrent pas en conflits graves. Par l’encadrement des pugilats et l’application de sanctions (IV, 6), ils enseignent aux jeunes Spartiates à canaliser leurs émotions dans le respect des lois et à en faire des outils de perfectionnement moral et militaire.
Cette dialectique entre maîtrise et expression des émotions est cruciale dans le système éducatif spartiate tel qu’il est prôné par Xénophon. Elle reflète une vision complexe où des sentiments perçus ailleurs comme destructeurs deviennent, dans le contexte d’une paideia efficace, des instruments de développement individuel et collectif. La surveillance et les pénalisations jouent un rôle fondamental dans cette dynamique, non pour réprimer la nature humaine, mais pour en orienter les tendances martiales et compétitives vers la vertu. La valorisation de la culture agonistique montre que, pour Xénophon, l’eris et l’orgê, bien que potentiellement dangereuses, peuvent être canalisées pour servir des objectifs éthiques, civiques et militaires. Elles ne sont pas des maux à éliminer, mais des forces à maîtriser dans la quête d’excellence qui définit sa propre conception de paideia.
Dans la Constitution des Lacédémoniens IV, Xénophon décrit un système éducatif et social où la compétition pour la vertu constitue un élément central de la formation des jeunes Spartiates. Cette rivalité, enracinée dans le désir de dépasser leurs pairs, incite les Spartiates à s’engager dans un perfectionnement continu, tant physique que moral, afin de se montrer dignes de leur rôle militaire et politique au sein de la cité. Une bonne condition corporelle (ɛὐɛξίας) joue un rôle fondamental dans ce processus. Développée notamment à travers des activités telles que le pugilat, qui simule les réalités du combat guerrier (cf. πολɛμοῦσι au sens métaphorique dans IV, 4), l’euexia constitue une préparation directe aux exigences de la guerre. En outre, on peut supposer que les jeunes Spartiates poursuivaient leur entraînement par d’autres moyens : par la participation à des campagnes militaires, la répétition des exercices physiques imposés aux étapes précédentes de leur paideia, ou encore à travers les épreuves ardues (ponoi) caractéristiques de leur formation. La rivalité en matière de vertu dépasse cependant le simple cadre physique ou militaire. Elle englobe également une dimension politique essentielle : le dévouement au bien de la cité, pouvant aller jusqu’au sacrifice ultime. Xénophon établit ainsi un lien entre l’aretê individuelle et la survie collective de Sparte. Cette dynamique trouve son aboutissement dans l’andragathia, qui synthétise ces divers aspects de l’excellence lacédémonienne. Les Spartiates victorieux dans cette compétition incarnent un idéal où se conjuguent maîtrise du corps, compétence martiale et engagement politique. Xénophon suggère que ce modèle éducatif et compétitif forge des citoyens-soldats capables de remplir le devoir politique par excellence : assurer la sauvegarde de Sparte, y compris au prix de leur vie (Lipka, Reference Lipka2002, p. 143). Ainsi, la « dispute sur la vertu » ne se réduit pas à une simple émulation, mais constitue le mécanisme central par lequel Sparte cultive son aretê collective, garantissant à la fois son unité interne et sa résilience face aux menaces extérieures. L’andragathia s’inscrit donc dans une vision intégrale de l’excellence spartiate, où les dimensions physique, militaire et politique sont indissociables.
La dernière occurrence de l’andragathia en contexte explicitement militaire se trouve dans la Cyropédie III 3, 55. La notion apparaît à la fin d’une discussion entre Cyrus et son fidèle ami et capitaine Chrysantas, lors de laquelle le prince perse tente de démontrer l’insuffisance, voire l’inutilité de l’exhortation (παραίνɛσις) avant le combat. Autrement dit, l’exhortation seule, bien qu’elle soit assez belle, est incapable de rendre bons les mauvais soldats le jour même (αὐθημɛρὸν), s’ils ne se sont pas entraînés au préalable. De même, elle ne peut pas rendre les corps aptes à supporter les fatigues (σώματα ἱΚανοὺς πονɛῖν) si l’on ne s’est pas exercé au préalable (§50).
On remarque que le mot παραίνɛσις cède la place au mot « discours » (λόγος) dans les paragraphes suivantsFootnote 27. Cyrus affirme ensuite que le discours seul ne peut pas rendre les âmes meilleures ; il ne peut pas non plus, en un seul jour (αὐθημɛρὸν), insuffler aux âmes le sentiment de retenue (αἰδοῦς), ni les détourner des actions honteuses, ni les persuader qu’il faut, pour la gloire, endurer toutes sortes de peines et de dangers, ni leur inculquer la ferme conviction qu’il vaut mieux mourir au combat que de se sauver par la fuite (§51). De surcroît, il faut des lois qui garantissent aux hommes de bien une vie honorée et digne d’un homme libre et aux mauvais une vie, selon Cyrus, abjecte et pénible qui ne vaut pas la peine d’être vécue (§52). Cyrus souligne qu’il faut également donner aux hommes des maîtres et des chefs pour leur enseigner à suivre ces principes jusqu’à ce qu’ils aient ancré en eux l’opinion que les braves et les renommés sont les plus heureux, tandis que les lâches et les déconsidérés sont les plus malheureux de tousFootnote 28. Cyrus note ensuite : « Tels sont les sentiments qu’il faut avoir, pour prouver que l’instruction [τὴν μάθησιν] triomphe de la peur des ennemis » (Cyrop. III 3, 53 ; trad. Bizos dans Bizos et Delebecque, 1971/Reference Bizos and Delebecque2019). Il souligne également que si le discours avait le pouvoir de rendre les hommes instantanément (παραχρῆμα) belliqueux lorsqu’ils marchent armés au combat, moment où l’on oublie ce qu’on a appris auparavant, « rien ne serait plus facile que d’apprendre soi-même et d’enseigner la plus grande vertu qui soit parmi les hommes [πάντων ἂν ῥᾷστον ɛἴη Καὶ μαθɛῖν Καὶ διδάξαι τὴν μɛγίστην τῶν ἐν ἀνθρώποις ἀρɛτήν] » (Cyrop. III 3, 54 ; trad. Bizos dans Bizos et Delebecque, 1971/Reference Bizos and Delebecque2019). En d’autres mots, les vertus, l’habileté et l’ardeur guerrières ne sont pas — pour reprendre une expression qui apparaît dans la Cyropédie III 1, 17 — une affection de l’âme, si bien qu’elles ne peuvent pas être inculquées sur-le-champ (παραχρῆμα)Footnote 29 ; elles relèvent plutôt de l’apprentissage (mathêsis) et de l’exercice (meletê ou askêsis) et nécessitent, par conséquent, beaucoup de temps pour s’intégrer au caractèreFootnote 30. Le discours ne peut donc pas remplacer l’éducation et l’entraînement régulier. Cyrus conclut ainsi sa digression :
Pour moi, je ne m’assurerais pas que ceux-là mêmes tiendront bon que nous avons auprès de nous en ce moment et que nous avons exercés nous-mêmes, si je ne vous voyais pas à nos côtés, vous qui allez leur montrer par votre exemple ce que l’on doit être [οἳ Καὶ παράδɛιγμα αὐτοῖς ἔσɛσθɛ οἵους χρὴ ɛἶναι] et qui pourrez leur remettre en mémoire ce qu’ils peuvent oublier. Quant à ceux à qui on n’a absolument rien appris en fait de vertu [τοὺς δ᾽ ἀπαιδɛύτους παντάπασιν ἀρɛτῆς], je serais étonné, Chrysantas, qu’un discours bien débité leur fût du plus grand secours, pour les conduire à une excellence virile [ɛἴ τι πλέον ἂν ὠφɛλήσɛιɛ λόγος Καλῶς ῥηθɛὶς ɛἰς ἀνδραγαθίαν], qu’à ceux qui n’ont pas appris la musique un air parfaitement bien chanté pour en faire des musiciens [τοὺς ἀπαιδɛύτους μουσιΚῆς ᾆσμα Καλῶς ᾀσθὲν ɛἰς μουσιΚήν]. (Cyrop. III 3, 55 ; trad. Bizos dans Bizos et Delebecque, 1971/Reference Bizos and Delebecque2019 légèrement modifiée)
La conclusion du passage souligne que Cyrus accorde plus d’importance à la force de l’exemple qu’à celle du discours. Si les chefs et les soldats expérimentés positionnés à l’arrière-garde se présentent comme des modèles, ils pourront rappeler à leurs compagnons l’éducation et l’entraînement reçus. L’exemple a le pouvoir d’évoquer ce que les soldats doivent être (οἵους χρὴ ɛἶναι), formule particulièrement chère à Xénophon. Il emploie une expression similaire en Constitution des Lacédémoniens IV, 1, analysée précédemment : « c’est assurément sur les hommes dans la force d’âge qu’il [scil. Lycurgue] fit porter ses efforts principaux, pensant que ceux-ci, s’ils étaient tels qu’il faut [ɛἰ γένοιντο οἵους δɛῖ], pesaient le plus pour le bien de la cité ». Comme nous l’avons déjà constaté, devenir tel qu’il faut signifie être un citoyen-soldat exemplaire et en bonne forme (ɛὐɛξίας, IV, 5-6), rivalisant avec ses concitoyens pour le prix de l’andragathia (IV, 2-4)Footnote 31.
Ensuite, Cyrus établit une analogie pertinente entre le guerrier et le musicien : de même qu’un beau discours ne peut conduire à l’andragathia ceux qui n’ont jamais été éduqués à la vertu (τοὺς δ᾽ ἀπαιδɛύτους παντάπασιν ἀρɛτῆς), de même un air bien chanté ne peut mener les dilettantes en musique (τοὺς ἀπαιδɛύτους μουσιΚῆς) à l’art des Muses. À l’instar de la mousikê, l’andragathia n’est ni une qualité innée ni une aptitude que l’on acquiert en un seul jour, mais plutôt un idéal d’excellence qui exige du temps et un engagement personnel, ce qui fait écho à l’Agésilas IX, 6, qui sera analysé ultérieurement.
Nous en arrivons maintenant à la question de la traduction. Bizos (1971/Reference Bizos and Delebecque2019) choisit de rendre l’andragathia par « donner du coeur », privilégiant ainsi l’aspect de l’ardeur et de l’enthousiasme nécessaires aux guerriers ; Chambry (Reference Chambry1967a) traduit par « rendre braves », mettant l’accent sur l’aspect du courage nécessaire dans les combats ; Walter Miller (Reference Miller1914a ; Reference Miller1914b), quant à lui, opte pour « manly worth », se rapprochant davantage de l’étymologie du mot. Je considère qu’il faut tenir compte de l’ensemble du passage (III 3, 50-55) pour saisir le sens et la portée de cette notion. Bien que l’andragathia ne soit pas en elle-même une tekhnê au même titre que la mousikê, elle semble englober les techniques de combat ainsi qu’une bonne condition corporelle (cf. §50) ; elle renvoie également à la notion d’aidôs et au désir de recevoir des louanges, qui pousse les soldats à endurer les fatigues et les dangers, à la ferme conviction qu’il vaut mieux mourir en combattant que de fuir pour se sauver (§51) et, enfin, à l’idée selon laquelle le bonheur est réservé aux soldats courageux et renommés (§52). Si l’andragathia possède effectivement un sens plus large que les mots « bravoure » ou « ardeur » le suggèrent, et si elle est fruit de l’exemple, de l’entraînement et de l’apprentissage, alors nous pouvons la comprendre dans le contexte de la Cyropédie III 3, 55 comme « excellence virile », la mort au combat s’avérant peut-être son expression ultime, comme chez les Spartiates (Const. Lac. IX, 1). L’andragathia serait donc la somme des qualités que les soldats perses ont développées progressivement jusqu’au moment du combat contre les redoutables Assyriens.
Bien que les notions de rivalité, d’émulation et de compétition ne soient pas associées à l’andragathia dans ce passage de la Cyropédie, d’importantes similitudes peuvent néanmoins être observées avec la Constitution des Lacédémoniens. Tout d’abord, en IV, 1-2, la pratique constante de la vertu (aretê) apparaît comme une condition sine qua non de l’andragathia, cette dernière semblant constituer l’aboutissement de toutes les vertus guerrières acquises par les soldats perses, ainsi que le but ultime de leur formation et de leur entraînement (la préposition ɛἰς dans la locution « ɛἰς ἀνδραγαθίαν » véhicule bien l’idée de progression et de direction). Quant à la mystérieuse et grandiloquente expression « τὴν μɛγίστην τῶν ἐν ἀνθρώποις ἀρɛτήν », employée quelques lignes auparavant (III 3, 54), elle pourrait être considérée comme une périphrase de l’andragathia Footnote 32. En tout état de cause, si notre interprétation est juste — l’andragathia est ici comprise comme l’expression ultime de l’excellence du soldat —, alors, dans un contexte de guerre tel que celui de la Cyropédie, elle apparaît effectivement comme la qualité la plus importante chez les hommes.
Un autre trait distinctif des quatre textes analysés jusqu’à présent (Anab. V 2, 11 ; Hipp. IX, 3-4 ; Const. Lac. IV, 2-3 ; Cyrop. III 3, 55) est que l’andragathia trouve sa raison d’être dans la sphère publique, se manifestant toujours en présence d’autrui. Devant les chefs, on fait preuve d’andragathia pour obtenir des louanges ou des récompenses ; devant les compagnons, elle sert à démontrer l’ardeur à la tâche et la supériorité en matière de guerre. L’andragathia apparaît ainsi comme une excellence collective, si bien qu’il existe autant d’andres agathoi que d’individus ayant atteint cet idéal d’excellence virile et, partant, guerrière. Enfin, son dernier trait distinctif est qu’elle n’est pas réservée à une poignée d’hommes exceptionnels, mais demeure a priori accessible à tous, pourvu qu’ils s’y exercent et reçoivent une éducation appropriée.
2. L’andragathia dans un contexte non militaire
Nous constatons un usage distinct de la notion d’andragathia dans un contexte non militaire, où ses nuances morales et politiques prédominent sur la connotation guerrière mise en évidence jusqu’ici. Néanmoins, il apparaît clairement que l’andragathia reste toujours conçue comme un idéal, ce qui suggère, à mon sens, l’existence d’un fil conducteur. Examinons tout d’abord les deux occurrences relevées dans l’Agésilas.
Le chapitre IX de cet ouvrage propose une comparaison entre le mode de vie austère d’Agésilas et celui du roi perse, marqué par la jactance (ἀλαζονɛίᾳ). Cette opposition illustre deux conceptions fondamentalement différentes de l’autarcie matérielle : celle d’Agésilas, définie par le dépouillement, l’endurance et la limitation des besoins, et celle du Grand Roi, caractérisée par l’opulence et la satisfaction de tous les besoins imaginables, notamment en matière de vêtements, de confort et de nourriture. Dans les premiers paragraphes, Xénophon établit une série de contrastes : Agésilas se montrait fréquemment, tandis que le Perse demeurait rarement visible (§1) ; Agésilas était accessible à tous, alors que le Perse se vantait d’être difficile d’accès (§2) ; Agésilas appréciait l’effort (φιλόπονος), tandis que le Perse répugnait à la fatigue et à l’exercice (§3) ; si Agésilas vivait entouré de plaisirs non recherchés, le Perse, quant à lui, nécessitait du luxe pour vivre sans chagrin (ἀλύπως βιώσɛσθαι) (§4) ; enfin, Agésilas acceptait et supportait volontiers le changement des saisons (une périphrase indiquant sa karteria) ; en revanche, le Perse ne le tolérait pas (§5). Examinons à présent le paragraphe suivant dans son intégralité, car le contexte dans lequel la notion d’andragathia est employée nous éclairera sur son sens et sa portée :
Et comment dire que ceci n’est pas beau et magnanime [Καλὸν Καὶ μɛγαλογνῶμον] : il décora sa maison des travaux et des acquisitions d’un homme [τὸ αὐτὸν μὲν ἀνδρὸς ἔργοις Καὶ Κτήμασι Κοσμɛῖν τὸν ἑαυτοῦ οἶΚον], élevant de nombreux chiens de chasse et des chevaux pour la guerre [Κύνας τɛ πολλοὺς θηρɛυτὰς Καὶ ἵππους πολɛμιστηρίους τρέφοντα], il persuada sa soeur Kynisca d’entretenir une écurie de course [ἁρματοτροφɛῖν] et il démontra, quand elle triompha [νιΚώσης αὐτῆς], que cet élevage était une preuve non d’excellence virile mais d’opulence [ὅτι τὸ θρέμμα τοῦτο οὐΚ ἀνδραγαθίας ἀλλὰ πλούτου ἐπίδɛιγμά ἐστι;] ? [7] Et dans ce cas-ci, comment ne serait-il pas clair qu’il eut des sentiments nobles : s’il était vainqueur de simples particuliers, il ne serait pas plus renommé [ὅτι ἅρματι μὲν νιΚήσας τοὺς ἰδιώτας οὐδὲν ὀνομαστότɛρος ἂν ɛἴη γένοιτο], mais s’il disposait de sa cité comme amie par-dessus tout [ɛἰ δὲ φίλην μὲν πάντων μάλιστα τὴν πόλιν ἔχοι], s’il possédait par toute la terre les amis les plus nombreux et les meilleurs [πλɛίστους δὲ φίλους Καὶ ἀρίστους ἀνὰ πᾶσαν τὴν γῆν ΚɛΚτῇτο], s’il était vainqueur par les bienfaits envers sa patrie et ses compagnons [νιΚῴη δὲ τὴν μὲν πατρίδα Καὶ τοὺς ἑταίρους ɛὐɛργɛτῶν] tout en tirant vengeance de ses adversaires [τοὺς δὲ ἀντιπάλους τιμωρούμɛνος], eh bien, c’est ainsi, selon son sentiment, qu’il deviendrait le vainqueur des plus beaux et plus magnifiques concours [ὅτι οὕτως ἂν ɛἴη νιΚηφόρος τῶν Καλλίστων Καὶ μɛγαλοπρɛπɛστάτων ἀγνωνισμάτων] et le plus renommé [ὀνομαστότατος] de son vivant et après sa mort. (Agés. IX, 6-7 ; trad. Casevitz, Reference Casevitz2008 légèrement modifiée)
Ce passage appelle plusieurs observations. Tout d’abord, Agésilas considérait la possession des chiens et des chevaux de guerre comme un ornement (cf. Κοσμɛῖν) pour son oikos, et la pratique de l’équitation et de la chasse comme des activités viriles (ἀνδρὸς ἔργοις)Footnote 33, soulignant ainsi la simplicité de sa maison et de son mode de vie, déjà louées au chapitre VIIIFootnote 34. Ces pratiques, caractéristiques de l’aristocratie, sont l’apanage de l’homme libre qui a le loisir nécessaire pour s’entraîner à la guerreFootnote 35. Xénophon oppose clairement l’élevage de chevaux de guerre à celui des chevaux de course, ce dernier étant associé à la richesse (ploutos). Bien que l’exemple soit une leçon qu’Agésilas destinait à sa soeur, il met en évidence les vertus et l’austérité du roi spartiate, en contraste avec le mode de vie somptueux et dépensier du Grand Roi. Dans le paragraphe précédent (§5), Xénophon affirme que le roi perse, contrairement à Agésilas qui supportait sans peine (ἀλύπως) les différentes saisons, fuyait aussi bien la chaleur que le froid à cause d’une faiblesse d’âme (δι’ ἀσθένɛιαν ψυχῆς), imitant la vie non pas des hommes de coeur, mais des bêtes les plus faibles (οὐΚ ἀνδρῶν ἀγαθῶν ἀλλὰ θηρίων τῶν ἀσθɛνɛστάτων βίον μιμούμɛνον). L’expression andres agathoi — faisant écho à l’expression andros erga et anticipant l’emploi de l’andragathia dans le §6 — désigne ceux qui, comme Agésilas, font preuve à la fois d’endurance et de force physique, leur permettant de mener une vie austère. Le Grand Roi, trop faible et délicat pour supporter un tel régime de vie, ne pouvait vivre qu’entouré de luxe, de mollesse et de plaisirs recherchés (Agés. IX, 3-4). À mon sens, Xénophon associe ce mode de vie somptueux à l’entretien des écuries de course, en opposition avec l’élevage de chiens de chasse et de chevaux de guerre, symboles d’un homme fort, endurant et viril. Ainsi, l’opposition ne s’établit pas entre masculinité et féminité — comme pourrait le suggérer la mention de la soeur d’Agésilas —, mais entre virilité (force, endurance, austérité) et faiblesse (paresse, délicatesse). Autrement dit, Kynisca pourrait également incarner l’andragathia, pourvu qu’elle s’adonne, comme son frère, à des travaux virils (andros erga), tels que l’élevage de chiens et de chevaux de guerre, ainsi que la chasse et l’équitationFootnote 36.
La notion d’andragathia et l’idée de « travaux virils » sont associées à l’élevage de chiens et de chevaux de guerre en raison du travail personnel qu’impliquent la chasse et l’équitation militaire, comme l’illustre Agésilas. En revanche, l’élevage de chevaux de course, nécessitant uniquement de l’argent pour rémunérer un palefrenier, incarne la richesse (πλοῦτος), voire la jactance (ἀλαζονɛία — Agés. IX, 1), plutôt que l’andragathia, qui suppose un entraînement physique, une vigueur corporelle et un mode de vie marqué par la simplicité. En ce sens, nous pourrions affirmer que l’andragathia englobe les qualités de l’homme austère qui pratique la chasse et l’équitation pour se préparer à la guerre. Ces qualités incluent l’endurcissement du corps (Cynég. XII, 3), la bonne santé (Cynég. XII, 1), le développement de la vigueur et de l’audace (Cynég. XII, 5), la tempérance (Cynég. XII, 7), l’endurance à la fatigue (Cynég. XII, 9), le service à la patrie (Cynég. XII, 11), la maîtrise des armes (Art Éq. XII ; Hipp. I, 21), ainsi que la capacité à commander et à se faire obéir (Hipp. I, 7-8, 24 et VI). C’est pourquoi je privilégie, dans l’Agésilas IX, 6, l’expression « excellence virile », plus forte et éloquente que « qualités » (Casevitz, Reference Casevitz2008), « courage » (Chambry, Reference Chambry1967a) ou « merit » (Marchant, Reference Marchant1925).
Le paragraphe suivant (IX, 7) présente d’autres éléments essentiels d’analyse. Agésilas pensait qu’il ne deviendrait guère plus célèbre (ὀνομαστότɛρος) en remportant (νιΚήσας) des compétitions hippiques contre de simples particuliers (τοὺς ἰδιώτας), mais plutôt (i) en obtenant l’affection de sa propre cité (φίλην τὴν πόλιν) par-dessus tout, (ii) en acquérant de nombreux et bons amis (πλɛίστους δὲ φίλους Καὶ ἀρίστους) à travers le mondeFootnote 37, et enfin (iii) en l’emportant (νιΚῴη) sur tous en faisant du bien (ɛὐɛργɛτῶν) à sa patrie et à ses compagnons, tout en punissant ses rivaux (ἀντιπάλους). On note que ces trois comportements relèvent clairement de la sphère publique. Agésilas croyait qu’en agissant ainsi, il deviendrait le vainqueur (νιΚηφόρος) des plus beaux et glorieux concours (ἀγνωνισμάτων), s’assurant ainsi une très grande renommée (ὀνομαστότατος) même après sa mort. Il me semble que Xénophon n’a pas changé de sujet, mais qu’il est toujours question de l’andragathia, qui prend alors une tournure davantage politique, en résonance avec son emploi chez ThucydideFootnote 38.
Dans l’Agésilas IX, 6, Xénophon établit un contraste entre les activités viriles par excellence, comme l’élevage de chiens de chasse et de chevaux de guerre, associées à l’andragathia, et l’entretien d’une écurie de course (ἁρματοτροφɛῖν), qui relève de l’argent. Il établit maintenant un deuxième contraste, vraisemblablement intentionnel, entre, d’une part, la victoire aux compétitions hippiques, qui ne marque que l’opulence de ceux qui y participent, et, d’autre part, la victoire à d’autres types de concours (ἀγνωνισμάτων), qualifiés de plus beaux et plus grandioses (τῶν Καλλίστων Καὶ μɛγαλοπρɛπɛστάτων)Footnote 39. Ces concours ne se déroulent pas entre particuliers (ἰδιῶται), c’est-à-dire dans la sphère privée, mais entre dirigeants politiques, dans la sphère publique. Agésilas ne gaspille donc ni son temps ni ses ressources dans les compétitions frivoles des simples particuliers, car ses rivaux se trouvent dans le domaine politiqueFootnote 40. C’est pourquoi il tâche de nouer de nombreux liens d’amitié avec des gens vertueux, de punir ses opposants et, surtout, de vaincre tous en matière de bienfaits pour la cité, afin de gagner l’affection de ses amis, de ses compagnons et l’estime de ses concitoyensFootnote 41. Il serait donc tout à fait raisonnable d’associer l’andragathia à ces concours prestigieux, surtout si l’on considère que cette notion est liée à l’idée de dispute et de compétition dans les textes analysés jusqu’à présent. Elle apparaît comme un idéal d’excellence qui se manifeste aussi bien dans la sphère privée — à travers la préparation physique et militaire, un régime austère, la chasse et l’équitation — que dans la sphère publique — par les bienfaits rendus à la cité. Agésilas suit donc rigoureusement les recommandations de Simonide au tyran Hiéron, qui emploie un vocabulaire similaire à celui de l’Agésilas IX, 6-7 :
Mais moi je te dis, Hiéron, que c’est contre les autres dirigeants des cités que tu concours [πρὸς ἄλλους προστάτας πόλɛων τὸν ἀγῶνα ɛἶναι] ; et si toi tu parviens à rendre la cité dont tu es le chef la plus prospère d’entre elles [ὧν ἐὰν σὺ ɛὐδαιμονɛστάτην τὴν πόλιν ἧς προστατɛύɛις παρέχῃς], tu seras le vainqueur au plus beau et au plus magnifique des concours au monde [Κηρυχθήσῃ νιΚῶν τῷ Καλλίστῳ Καὶ μɛγλοπρɛπɛστάτῳ ἐν ἀνθρώποις ἀγωνίσματι] (Hiér. XI, 7 ; trad. Dorion, Reference Dorion2021)
Quoique ce passage du Hiéron n’associe pas directement ce « concours politique » à l’andragathia — vraisemblablement en raison de l’absence du côté éthique du travail sur soi, par des activités viriles telles que la chasse et l’équitation —, l’emploi du vocabulaire de l’agôn appliqué à la sphère politique, également présent dans l’Agésilas IX, 6-7, autorise à établir ce rapprochement. De plus, bien que le texte de l’Agésilas ne mentionne pas directement l’eudaimonia (prospérité) comme dans le Hiéron, la référence aux bienfaits (ɛὐɛργɛτῶν) d’Agésilas suggère que celui-ci visait la prospérité de Sparte, puisque la bienfaisance (ɛὐɛργɛσία) chez Xénophon renvoie fréquemment aux bienfaits d’ordre matérielFootnote 42.
Un autre parallèle peut être établi avec un texte de la fin de l’Agésilas, où Xénophon affirme que le roi spartiate
supportait avec équanimité les fautes des simples particuliers [τὰς μὲν τῶν ἰδιωτῶν ἁμαρτίας πρᾴως] mais tenait pour importantes celles des gens en charge [τὰς δὲ τῶν ἀρχόντων μɛγάλας], jugeant que les premiers font peu de mal et les autres, énormément. À la royauté il estimait que convenait non le relâchement mais une excellence absolue [τῇ δὲ βασιλɛία προσήΚɛιν ἐνόμιζɛν οὐ ῥᾳδιουργίαν ἀλλὰ ΚαλοΚἀγαθίαν]. (Agés. XI, 6 ; trad. Casevitz, Reference Casevitz2008 légèrement modifiée)
À l’instar de l’Agésilas IX, 6-7, Xénophon établit ici un contraste entre les sphères privée et publique. Tout comme un dirigeant politique ne doit pas se mêler aux compétitions des particuliers mais se consacrer aux disputes politiques, le roi doit éviter à tout prix de commettre des erreurs, car elles ont un impact sur toute la cité. Les simples particuliers (ἰδιῶται) peuvent se relâcher (ῥᾳδιουργɛῖν) et commettre des fautes sans grandes conséquences, tandis que le roi doit incarner le kalokagathia, une excellence totale, car l’exemplarité de ses actions se répercute sur la citéFootnote 43. Bien que Xénophon utilise ici le terme kalokagathia au lieu d’andragathia, les deux concepts désignent un idéal d’excellence que tous, notamment les dirigeants politiques, doivent s’efforcer d’atteindreFootnote 44.
La deuxième occurrence de l’andragathia dans l’Agésilas se trouve dans le chapitre suivant, où Xénophon présente un résumé des vertus du roi spartiate. Nous commencerons par l’Agésilas X, 1, où l’on trouve une importante occurrence de l’expression anêr agathos. Pour souligner la supériorité du roi spartiate, Xénophon a choisi, au début de son ouvrage (I, 1), la locution « τɛλέως ἀνὴρ ἀγαθός », que l’on pourrait traduire par « un homme parfaitement bon » ou « un homme de mérite accompli ». En introduisant l’Agésilas avec une telle expression, Xénophon prépare le lecteur à comprendre en quoi Agésilas est un homme de valeur accomplie. Il commente brièvement la bonne naissance (ɛὐγɛνɛίας) et la lignée (τὸ γένος — I, 2-5) d’Agésilas, alors que la majeure partie du chapitre est consacrée à ses talents de stratège (I, 5-38). Cette disproportion suggère que l’homme accompli est avant tout celui qui a prouvé sa valeur à la guerre. De plus, dans ce premier chapitre, Xénophon semble établir un contraste entre le fait d’être bien-né et le fait d’être un homme de valeur accomplie : alors que la noble naissance est une position sociale que l’on reçoit de la famille, c’est-à-dire quelque chose qui dépend du hasard, le fait d’être un homme parfaitement bon est le résultat de ce que l’on a accompli par notre propre mérite, à travers notre vertu (ἀρɛτῆς — I, 5) et nos actions (ἐργῶν — I, 6). Passons maintenant au chapitre X, dans lequel se trouve une locution similaire à teleôs anêr agathos, et que Xénophon ouvre ainsi :
Voilà donc ce que je loue chez Agésilas. En la matière, ce n’est pas comme si on tombait sur un trésor [ɛἰ θησαυρῷ τις ἐντυχοι], on serait alors plus riche mais nullement plus apte à gérer sa maison [οἰΚονομιΚώτɛρος δὲ οὐδὲν ἄν], ou comme si on triomphait parce qu’une maladie s’est abattue sur l’ennemi, on serait alors plus chanceux [ɛὐτυχέστɛρος] mais nullement plus apte à commander [στρατηγιΚώτɛρος δὲ οὐδὲν ἄν] ; mais qui remporte le prix d’endurance [ὁ δὲ Καρτɛρίᾳ μὲν πρωτɛύων] quand c’est l’occasion de supporter les fatigues [πονɛῖν], de vaillance [ἀλΚῇ] quand il y a concours de courage [ὅπου ἀνδρɛίας ἀγών], de discernement [γνώμῃ] quand il faut s’occuper de délibérer [δὲ ὅπου βουλῆς ἔργον], on pourrait tenir celui-ci en toute justice [διΚαίως], à mon avis, pour un homme parfaitement bon [ἀνήρ ἀγαθὸς παντɛλῶς]. (Agés. X, 1 ; trad. Casevitz, Reference Casevitz2008 légèrement modifiée)
Dans le chapitre précédent (IX, 1-7), Xénophon s’efforce de souligner plusieurs vertus d’Agésilas par le biais d’une comparaison avec le régime de vie du Grand Roi. Maintenant, il ouvre le chapitre X en opposant Agésilas à deux cas de figure : celui qui devient riche par hasard et le stratège victorieux par hasard. Xénophon souligne que rien de ce que le roi spartiate a accompli, que ce soit dans la gestion domestique, la stratégie ou la politique, n’est le fruit de la chance (tykhê), mais que ses succès sont plutôt le résultat de sa compétence et de ses qualités personnelles. Ce contraste entre le hasard et le mérite ou l’effort renvoie au premier chapitre de l’ouvrage. Même si Agésilas a pu bénéficier de la chance dans diverses situations, cette chance n’aurait probablement pas produit de résultats positifs si elle n’avait pas été accompagnée de vertu et d’effort soutenu. En somme, réussite et action vont de pairFootnote 45. Xénophon énumère ensuite quelques-unes des vertus d’Agésilas : l’endurance, la vaillance et le discernement, chacune ayant son utilité dans des contextes spécifiquesFootnote 46. Tout cela témoigne, en bref, d’un homme parfaitement accompliFootnote 47. Agésilas est donc sans conteste un paradigme de vertu et, plus spécifiquement, d’andragathia.
Lisons maintenant le paragraphe suivant in extenso, car Xénophon apporte d’autres nuances importantes :
Si le cordeau et la règle sont pour les hommes une belle trouvaille [Καλὸν ɛὕρημα ἀνθρώποις] pour produire des choses droites [πρὸς τὸ ὀρθὰ ἐργάζɛσθαι], la vertu d’Agésilas me paraît être un bel exemple pour ceux qui veulent développer l’excellence virile [Καλὸν ἄν μοι δοΚɛῖ [ɛἶναι] ἡ Ἀγησιλάου ἀρɛτὴ παράδɛιγμα γɛνέσθαι τοῖς ἀνδραγαθίαν ἀσΚɛῖν βουλομένοις]. Qui en effet deviendrait impie en imitant un homme vénérant les dieux, injuste en imitant un homme juste, démesuré en imitant un homme modéré, ou incapable de se maîtriser en imitant un homme maître de lui [τίς γὰρ ἂν ἢ θɛοσɛβῆ μιμούμɛνος ἀνόσιος γένοιτο ἢ δίΚαιον ἄδιΚος ἢ σώφρονα ὑβριστὴς ἢ ἐγΚρατῆ ἀΚρατής;] ? De fait, Agésilas se glorifiait non pas tant de régner sur d’autres [ἐπὶ τῷ ἄλλων βασιλɛύɛιν] que d’avoir du pouvoir sur lui-même [ὡς ἐπὶ τῷ ἑαυτοῦ ἄρχɛιν], et non de conduire ses concitoyens à l’ennemi mais de les mener vers l’ensemble de la vertu [οὐδ᾽ ἐπὶ τῷ πρὸς τοὺς πολɛμίους ἀλλ᾽ ἐπὶ τῷ πρὸς πᾶσαν ἀρɛτὴν ἡγɛῖσθαι τοῖς πολίταις]. (Agés. X, 2 ; trad. Casevitz, Reference Casevitz2008 modifiée)
Ce passage mérite plusieurs remarques, car il présente des éléments essentiels de la philosophie de Xénophon, articulés autour de la notion d’andragathia, et qui apparaissent également dans certains textes analysés précédemment. En premier lieu, il s’agit de la première occurrence de l’andragathia entièrement dépourvue de connotations guerrières, privilégiant plutôt une dimension purement morale. Xénophon commence ce paragraphe par une intéressante analogie entre les outils de mesure (le cordeau et la règle) et la vertu d’Agésilas : tout comme ces instruments sont d’admirables inventions permettant aux hommes de travailler avec précision et justesse, la vertu d’Agésilas sert de modèle à ceux qui souhaitent s’exercer à l’andragathia. Selon cette analogie, la figure du roi spartiate fait office de guide pour ceux qui désirent emprunter le chemin de l’andragathia, un chemin qui n’est pas sinueux mais direct, à condition de prendre l’aretê d’Agésilas comme référence.
De surcroît, cette analogie suggère que l’individu doit façonner sa propre vie comme une oeuvre d’art, en utilisant la vertu d’Agésilas comme instrument de perfectionnement, à l’image de l’artisan qui affine progressivement sa sculpture, ou de l’architecte qui emploie la règle pour ériger des édifices droits et solidesFootnote 48. Autrement dit, tandis que les artisans travaillent sur des objets extérieurs (un édifice, un vase, une statue, etc.), ceux qui aspirent à développer l’andragathia oeuvrent sur un objet intérieur : l’âmeFootnote 49. Le vocabulaire de la tekhnê autorise à établir ce parallèle. La phrase « πρὸς τὸ ὀρθὰ ἐργάζɛσθαι » fait explicitement référence aux choses droites et solides, qui se tiennent fermement debout, d’où la traduction de Chambry (Reference Chambry1967a) : « pour faire de bons ouvrages ». Il est significatif que Xénophon emploie ce même vocabulaire pour évoquer l’andragathia. L’expression « ἀνδραγαθίαν ἀσΚɛῖν » révèle plus que ce qu’elle laisse paraître prima facie. Pierre Chantraine (Reference Chantraine1968, p. 124) met en évidence l’évolution sémantique du verbe ἀσΚέω. S’appuyant sur des exemples homériques, il affirme que ce verbe désignait initialement un travail technique, signifiant « façonner », « travailler », « fabriquer », « construire », « orner », « arranger », « munir », ou encore « équiper ». Ce verbe a ensuite évolué vers le sens d’« exercer » ou « s’exercer », s’appliquant tant à l’entraînement sportif qu’à la vie morale ou religieuse (notamment à partir de la littérature chrétienne). Cette évolution, allant du travail technique à l’entraînement du corps puis à l’ascèse de l’âme, s’est révélée déterminante pour l’histoire de la philosophie. Mon choix de traduction, « développer l’excellence virile », intègre les significations de « pratiquer » et « s’exercer » contenues dans le verbe ἀσΚɛῖν et met en avant l’idée d’un travail progressif et soutenu, à l’instar de l’emploi de l’andragathia dans les passages précédemment analysésFootnote 50.
Ainsi, l’andragathia représenterait le produit final, l’état accompli d’un travail et d’un exercice sur soi-même. En d’autres termes, suivant l’analogie proposée par Xénophon, l’âme qui s’y exerce en imitant le modèle de vertu offert par Agésilas devient, au sens figuré de l’adjectif orthos, droite, juste et sensée. Rappelons que, dans l’Agésilas IX, 6, l’andragathia apparaît comme le résultat de la pratique constante des travaux virils (andros erga), ce qui implique, bien entendu, une transformation de soi. Cette transformation s’opère simultanément sur le corps et sur l’âme : les qualités morales d’Agésilas lui permettaient de bien agir dans les sphères privée et publique, tandis que sa vigueur corporelle lui permettait d’endurer les fatigues qui éprouvent le corps.
Il semble donc que, dans l’Agésilas X, 2, les termes aretê et andragathia ne sont pas des synonymes ; l’aretê apparaît comme la condition sine qua non de l’andragathia, comme dans la Constitution des Lacédémoniens IV, 1-3 et dans la Cyropédie III 3, 55. En tout état de cause, les moyens d’acquérir l’aretê et de développer l’andragathia sont identiques : l’exercice (askêsis/melêtê) et l’imitation (cf. le participe μιμούμɛνος)Footnote 51. De là vient l’importance de l’exemple (cf. παράδɛιγμα) dans l’Agésilas X, 2 : outre l’exercice — et d’ailleurs l’étude (mathêsis) — l’un des moyens de s’améliorer soi-même consiste à prendre pour modèle quelqu’un de supérieur et à s’efforcer d’imiter son comportement, ce qui fait écho à la Cyropédie III 3, 55, où l’andragathia est également associée à la notion de paradeigma.
L’andragathia représente, dans l’Agésilas X, 2, un ensemble de qualités de l’âme. La suite du passage énumère ces qualités spécifiques qui constituent les différentes facettes de l’andragathia, ainsi que leurs opposés : la piété et l’impiété, la justice et l’injustice, la modération et la démesure, et enfin la maîtrise de soi et l’absence de maîtrise de soi. De plus, Agésilas tirait davantage de fierté de son gouvernement de soi que de son règne sur autrui, mettant explicitement en relation ces deux formes de pouvoir, exprimées par les verbes ἄρχɛιν et βασιλɛύɛιν. Ainsi, la capacité d’Agésilas à exercer le pouvoir sur autrui découlait de sa maîtrise de lui-mêmeFootnote 52. De même, il se glorifiait moins de mener ses concitoyens à la guerre que de les guider vers « l’ensemble de la vertu » ; il paraît pertinent de noter que l’expression « πρὸς πᾶσαν ἀρɛτὴν » renvoie aux qualités spécifiques mentionnées précédemmentFootnote 53. Conduire ses concitoyens vers toutes les formes de vertu, c’est-à-dire les rendre meilleurs, constitue non seulement un acte de dévouement envers la cité — et donc un acte politique —, mais aussi un acte suprême d’amitié, ce qui renvoie à l’Agésilas IX, 7Footnote 54, où l’andragathia apparaît également avec des connotations politiques marquéesFootnote 55. Enfin, si la maîtrise de soi et la capacité à rendre les autres meilleurs font partie de l’aretê d’Agésilas mentionnée au début du texte, et si son aretê doit être imitée par ceux qui aspirent à l’andragathia, on peut en déduire que ces deux aspects en sont également constitutifs.
Dans la même veine, un passage de la Cyropédie présente l’andragathia d’une manière similaire à celle de l’Agésilas X, 2, c’est-à-dire sans lien direct avec le contexte militaire. Dans VII 5, 72-82, Cyrus adresse un long discours aux homotimes après la conquête de Babylone, qui marque la fin de leurs campagnes militaires. Il leur rappelle les vertus et les moeurs perses qui ont assuré leur succès politique et militaire : la piété (§72), le rejet de la mollesse et d’une vie vouée uniquement à la jouissance (ῥᾳδιουργίαν Καὶ…ἡδυπάθɛιαν — §74) et la conscience que l’eudaimonia ne réside pas dans une vie sans effort (τὸ δὲ ἀπόνως βιοτɛύɛιν — §74). Cyrus souligne également qu’il ne « suffit certainement pas de s’être conduits en braves [ἀγαθοὺς ἄνδρας] pour continuer à l’être, si l’on ne cultive pas la bravoure jusqu’au bout [ἢν μή τις αὐτοῦ διὰ τέλους ἐπιμɛλῆται] ». Cela indique, comme pour l’aretê (Mém. I 2, 18-24 ; III 5, 13 ; Banq. II, 4), le caractère non permanent de l’andragathia ; le mode de vie des Perses, qui englobe des vertus telles que la tempérance, la maîtrise de soi et l’audace (Καὶ ἡ σωφροσύνη Καὶ ἡ ἐγΚράτɛια Καὶ ἡ ἀλΚή), nécessite donc un exercice (τὴν ἄσΚησιν) constant (§75).
Cyrus insiste ensuite sur la nécessité d’éviter la négligence et le plaisir immédiat, car « si c’est […] un exploit d’avoir gagné un empire, c’en est un autre, supérieur, que de le conserver une fois gagné » (§76). Conscients de ces vérités, et sachant que les dieux les soutiennent puisqu’ils n’ont rien conquis injustement, il leur faut s’exercer davantage encore à la vertu (πολὺ μᾶλλον ἀσΚɛῖν τὴν ἀρɛτὴν — §77) et se montrer supérieurs à leurs sujets (βɛλτίονας ὄντας τῶν ἀρχομένων — §78) ; supériorité qui s’exprime tant dans la vertu que dans la maîtrise et la pratique de la guerre, car celles-ci s’avèrent les instruments de la liberté et du bonheur. C’est pourquoi, selon Cyrus, il ne faut jamais être désarmé, « en sachant bien que tenir toujours ses armes sous la main c’est posséder l’objet de ses désirs » (§79)Footnote 56. Une fois leurs biens acquis et leurs ambitions réalisées, il faut persévérer dans l’effort, sachant que les biens procurent d’autant plus de plaisir qu’on a peiné pour les obtenir, car la fatigue est un assaisonnement aux bonnes choses (οἱ γὰρ πόνοι ὄψον τοῖς ἀγαθοῖς — §80). Cyrus poursuit :
C’est la raison pour laquelle nous devons, je l’affirme, nous raidir à l’excellence virile [ἐπιταθῆναι ἡμᾶς ɛἰς ἀνδραγαθίαν] si nous voulons jouir de nos belles possessions de la façon la plus belle et la plus savoureuse [ὅπως τῶν τɛ ἀγαθῶν ᾗ ἄριστον Καὶ ἥδιστον ἀπολαύσωμɛν] et nous préserver de l’expérience de la plus dure des calamités : ne pas prendre de belles possessions [τἀγαθὰ] coûte moins qu’il n’afflige d’être privé quand on a pris. (Cyrop. VII 5, 82 ; trad. Delebecque, dans Bizos et Delebecque 1978/Reference Bizos and Delebecque2019 légèrement modifiée)
La phrase « ἐπιταθῆναι ἡμᾶς ɛἰς ἀνδραγαθίαν » mérite d’abord notre attention. Xénophon utilise ailleurs la préposition ɛἰς (cf. Cyrop. III 3, 55) — qui dénote l’idée de mouvement, de direction, voire de destination — pour indiquer que l’andragathia est un but à atteindre. Cette image est renforcée par l’emploi du verbe ἐπιτɛίνω, qui signifie « tendre vers », « étendre », « prolonger », mais qui exprime également l’idée d’intensité et de force, d’où « accroître », « augmenter », « s’élever », « devenir intense ». La phrase dénote ainsi une tension permanente vers l’andragathia, ce qui correspond à l’idée que l’andragathia, à l’instar de l’aretê, peut se perdre pour peu que l’on arrête de s’y exercer. Par conséquent, les Perses risqueraient de s’abandonner aux nombreux plaisirs offerts par leurs récentes conquêtes militaires. Cyrus s’efforce donc d’écarter de l’esprit de ses compagnons toute idée d’une vie de mollesse et d’indolence. La jouissance même des plaisirs dépend directement de leur persévérance dans l’exercice des vertus et l’austérité du mode de vie perse. C’est pourquoi l’andragathia est directement liée à l’idée qu’il existe une façon la meilleure et la plus agréable (ἄριστον Καὶ ἥδιστον) de goûter aux plaisirs, c’est-à-dire avec mesure et contrôle, ce qui est assuré, on s’en doutera, par la maîtrise de soi (ἐγΚράτɛια).
L’andragathia se manifeste donc ici comme une qualité essentielle que les Perses doivent impérativement cultiver pour préserver les belles possessions acquises lors de la conquête de l’Asie et éviter la plus grande des calamités : être privés de leurs biens après en avoir goûté les plaisirs. Une fois encore, cette notion semble bien plus riche et complexe que ce que les traductions habituelles laissent entendreFootnote 57. Comme dans la Cyropédie III 3, 50-55 et dans l’Agésilas X, 1-2, l’andragathia apparaît après l’énumération de plusieurs attributs, récurrents dans ces passages : la capacité de résister aux fatigues, l’audace et le courage, la maîtrise de soi, la tempérance, ainsi que la vigueur corporelle et la compétence dans le maniement des armes, indispensables au combat. On observe également que la notion d’askêsis (ou meletê) apparaît dans les trois passages comme moyen d’atteindre l’andragathia. Les paragraphes précédents offrent d’autres éclairages intéressants. Premièrement, les Perses n’ont pas acquis leurs biens de manière injuste, mais grâce à une victoire légitime dans une guerre (§73), que Cyrus considère comme une réponse à une agression subie (§77). De plus, ils ont déployé de rudes efforts sans céder à la mollesse (§74) et aux plaisirs immédiats (§76). Une fois leurs objectifs atteints, ils doivent encore supporter la faim, la soif, les peines et les soucis (Καρτɛρɛῖν Καὶ πɛινῶντας Καὶ διψῶντας Καὶ πονοῦντας Καὶ ἐπιμɛλουμένους), car ces épreuves intensifient la jouissance des plaisirs. Ainsi, l’homme qui a atteint l’andragathia sait non seulement s’abstenir des plaisirs éphémères qui jalonnent son chemin, mais il est également capable d’apprécier à leur juste valeur les plaisirs durables, fruits des efforts et des travaux, notamment ceux liés aux exploits guerriersFootnote 58. En somme, l’andragathia englobe un aspect militaire — les Perses ne cesseront jamais de s’entraîner aux armes —, mais surtout un aspect moral, dans la mesure où les homotimes cultiveront jusqu’au bout toutes les vertus qui font partie de leur mode vie. L’autorité (τὸ ἄρχɛιν) des Perses sur les peuples conquis se trouve ainsi pleinement légitimée : ils leur sont supérieurs (βɛλτίονας), car ils sont andres agathoi, c’est-à-dire plus forts sur le plan militaire et vertueux à tous égards.
Avant de passer à la conclusion, il reste à analyser les deux dernières occurrences de l’andragathia, présentes dans le Banquet, le seul écrit socratique de Xénophon où cette notion apparaît. Dans le chapitre VIII, un long discours de Socrate met en lumière la supériorité de l’Aphrodite céleste — l’amour de l’âme, de l’amitié et de belles actions (τῆς ψυχῆς τɛ Καὶ τῆς φιλίας Καὶ τῶν Καλῶν ἔργων) — sur l’Aphrodite vulgaire, qui incarne l’amour du corps (§9-36). Comme le note Delebecque (Reference Delebecque1957, p. 351), « Socrate, inaccessible aux effets du vin, conserve sa pensée lucide et achève la théorie des deux amours par un enseignement patriotique à l’adresse de Callias (VIII, 37-43) »Footnote 59. Socrate exhorte son hôte à remercier les dieux de lui avoir inspiré un amour pour Autolycos,
car il a soif de gloire [φιλότιμoς], c’est bien évident, lui qui, pour être proclamé vainqueur au pancrace [ὃς τοῦ Κηρυχθῆναι ἕνɛΚα νιΚῶν παγΚράτιον], supporte tant de fatigues et tant de souffrances [πολλοὺς μὲν πόνους, πολλὰ δ’ ἄλγη ἀνέχɛται]. (Banq. VIII, 37 ; trad. Ollier, Reference Ollier1961)
Nous observons que Socrate loue deux qualités du jeune Autolycos : sa philotimia, l’amour de l’honneur, et sa karteria, l’endurance aux douleurs physiques, deux traits essentiels pour tout athlète aspirant à la victoire dans les compétitions. À ce stade, un lecteur attentif perçoit déjà un écho de l’andragathia chez Autolycos. Le narrateur avait déjà souligné (I, 8) que la beauté du jeune homme possédait naturellement quelque chose de royal (φύσɛι βασιλιΚόν τι Κάλλος), notamment parce qu’elle était accompagnée de pudeur et de modération (μɛτ’ αἰδοῦς Καὶ σωφροσύνης). En Banquet VIII, 8, Socrate loue Autolycos en précisant qu’il ne se ramollit pas dans une vie de luxe, qu’il ne s’énerve pas non plus dans la mollesse (οὐδὲ μαλαΚίᾳ θρυπτομένου), mais qu’il fait preuve, devant tous, de force, d’endurance, de courage et de tempérance (ῥώμην τɛ Καὶ Καρτɛρίαν Καὶ ἀνδρɛίαν Καὶ σωφροσύνην). Xénophon loue à deux reprises tant la sôphrosynê que la karteria d’Autolycos, des traits qui rappellent le caractère austère d’Agésilas. Ainsi, cet ensemble de qualités personnelles, que l’on peut légitimement qualifier de « viriles », préfigure l’andragathia du jeune athlète. Examinons la suite du discours de Socrate adressé à Callias :
S’il [scil. Autolycos] espère non seulement donner du lustre à son nom et à celui de son père [ἑαυτὸν Καὶ τὸν πατέρα Κοσμήσɛιν], mais encore devenir capable par son excellence virile [ἀλλ᾽ ἱΚανὸς γɛνήσɛσθαι δι᾽ ἀνδραγαθίαν] de faire du bien à ses amis et d’accroître sa patrie en dressant des trophées pris sur l’ennemi [Καὶ φίλους ɛὖ ποιɛῖν Καὶ τὴν πατρίδα αὔξɛιν τροπαῖα τῶν πολɛμίων ἱστάμɛνος], de telle sorte qu’il attire tous les regards, et qu’il soit illustre à la fois chez les Grecs et chez les Barbares [Καὶ διὰ ταῦτα πɛρίβλɛπτός τɛ Καὶ ὀνομαστὸς ἔσɛσθαι Καὶ ἐν Ἕλλησι Καὶ ἐν βαρβάροις], comment ne penserais-tu pas qu’il entourerait des plus grands honneurs [ταῖς μɛγίσταις ἂν τιμαῖς] celui qu’il considérerait comme son auxiliaire le meilleur [συνɛργὸν…Κράτιστον] pour atteindre à de tels résultats ? (Banq. VIII, 38 ; trad. Ollier, Reference Ollier1961 légèrement modifiée)
Comme dans l’Agésilas IX, 6-7, Xénophon associe tant l’adjectif ὀνομαστός que le verbe Κοσμέω à l’andragathia, signifiant ainsi qu’il s’agit d’orner Autolycos et, par extension, son père, d’une bonne réputation grâce à une activité politique exemplaire. Rappelons que cet adjectif apparaît au superlatif dans l’Agésilas IX, 7, faisant référence à la renommée exceptionnelle du roi spartiate en tant que plus grand bienfaiteur de la cité. Les deux actions politiques mentionnées par Socrate — la bienfaisance envers les amis et l’accroissement de la cité au moyen de la guerre — trouvent un parallèle dans ce même passage de l’Agésilas, où le roi spartiate cherchait également à faire du bien à ses amis et à sa cité, s’attirant une grande renommée et l’affection de tous.
Un parallèle peut également être établi avec le Hiéron XI, 7-9. Simonide y affirme que si Hiéron parvenait à rendre sa cité la plus prospère (ɛὐδαιμονɛστάτην τὴν πόλιν), il se ferait aimer de ses gouvernés (τὸ φιλɛῖσθαι ὑπὸ τῶν ἀρχομένων), deviendrait l’objet de tous les regards (πɛρίβλɛπτος), serait chéri non seulement des particuliers, mais aussi des cités (οὐχ ἰδιωτῶν μόνον ἀλλὰ Καὶ ὑπὸ πολλῶν πόλɛων ἀγαπῷο ἄν), et serait admiré par tous tant en privé qu’en public. Le terme πɛρίβλɛπτος, employé également dans le Banquet VIII, 38, fait écho au Banquet I, 9, où la beauté exceptionnelle d’Autolycos est décrite comme attirant tous les regards vers lui (πάντων ɛἷλΚɛ τὰ ὄψɛις πρὸς αὐτόν). Ce parallèle indique que, lorsqu’Autolycos deviendra un citoyen à part entière, ce ne sera plus sa beauté physique qui attirera l’attention, mais son andragathia, manifestée par des actions politiques bénéfiques pour la citéFootnote 60. Essentiellement, ce que Socrate espère voir Autolycos accomplir grâce à son andragathia correspond exactement à la pratique d’Agésilas, ainsi qu’aux recommandations de Simonide à Hiéron : une action politique d’envergure, dont l’expression ultime est d’assurer la prospérité de la cité. Ces parallèles significatifs témoignent, par ailleurs, de la cohérence de la pensée éthique et politique de Xénophon, qui considère la prospérité de la cité comme la principale tâche du dirigeant politiqueFootnote 61.
Socrate, en identifiant la philotimia dont Autolycos fait preuve dans la sphère privée — notamment aux compétitions de pancrace — et en la transposant à la sphère publique, suppose logiquement que le jeune homme aspire également aux honneurs politiques. Si le jeune athlète désire de facto une telle renommée, il doit donc se distinguer par l’andragathia qui, selon toute vraisemblance, englobe un ensemble de vertus : l’amour de la gloire, la capacité à supporter les fatigues (VIII, 37), la pudeur et la tempérance (I, 8), ainsi que la force, l’endurance et le courage (VIII, 8). L’andragathia permettra à Autolycos non seulement de faire du bien à ses amis (φίλους ɛὖ ποιɛῖν), mais aussi d’agrandir sa patrie (τὴν πατρίδα αὔξɛιν) grâce aux richesses obtenues lors des victoires militaires, comme le suggère l’expression « τροπαῖα τῶν πολɛμίων ἱστάμɛνος ». Il est indéniable qu’Autolycos possède tant les attributs physiques que les qualités morales nécessaires pour exceller à la guerre, que Socrate nomme, à juste titre, « les travaux des hommes braves » (τὰ τῶν ἀγαθῶν ἀνδρῶν ἔργα — VIII, 34). Cette mention des travaux guerriers n’est guère anodine, car Autolycos approche de l’âge du service militaire, et l’on sait que Xénophon voit dans la guerre l’une des sources de la prospérité de la citéFootnote 62.
Arrêtons-nous un moment sur les expressions « φίλους ɛὖ ποιɛῖν » et « τὴν πατρίδα αὔξɛιν » pour en approfondir le sens. Le verbe ɛὖ ποιɛῖν apparaît fréquemment chez Xénophon en lien avec le thème de l’amitié — tant envers la cité qu’envers les particuliersFootnote 63 — et de l’allianceFootnote 64. Chez Xénophon, le moyen par excellence de rendre service aux amis est le secours matériel : on partage la nourriture (Mém. II 3, 11 ; Cyrop. VIII 2, 1-8), on gère les affaires des amis en leur absence (Mém. II 3, 12), on exerce la fonction de proxénie en accueillant les étrangers (Mém. II 3, 13 et Écon. II, 5), comme le fait Callias (Banq. VIII, 39), ou encore on assure la subsistance de celui qu’on aime (Mém. III 11, 5). La Cyropédie I 6, 24 illustre le lien étroit entre l’amitié et l’art politique. Le roi Cambyse explique à Cyrus que, pour se faire aimer de ses subordonnés (ἐπὶ τὸ φιλɛῖσθαι ὑπὸ τῶν ἀρχομένων), il faut suivre la même voie que pour se faire aimer de ses amis (ɛἴ τις ὑπὸ τῶν φίλων στέργɛσθαι ἐπιθυμοίη), c’est-à-dire se montrer leur bienfaiteur (ɛὖ…ποιοῦντα φανɛρὸν ɛἶναι). Ainsi, pour réussir dans son rôle politique, Autolycos doit être un ami exemplaire, tant pour ses proches que pour ses concitoyens.
Pour ce qui est de l’expression « τὴν πατρίδα αὔξɛιν », le Banquet VIII, 38 montre que la victoire à la guerre constitue un moyen d’agrandir la patrie en assurant sa prospérité matérielle. Elle apporte du butin, des esclaves, de nouveaux territoires — en somme, toutes sortes de richesses et de nouvelles sources de revenus. Pour autant, la victoire militaire n’est pas le seul moyen de faire prospérer une cité. L’activité politique, conçue spécifiquement comme le soin des affaires publiques, en est également un moyen (cf. Mém. III 7, 2). Si l’on considère l’oikonomia, accroître la maison (αὔξɛιν τὸν οἶΚον) signifie également la faire prospérer, en gérant judicieusement les dépenses et en faisant des économies (cf. Écon. I, 4 et 16 et VI, 4). Ainsi, lorsque Xénophon emploie l’expression « τὴν πατρίδα αὔξɛιν » en contexte politique, il s’agit essentiellement de faire prospérer la cité du point de vue matériel, et c’est là la mission d’Autolycos en tant qu’anêr agathos Footnote 65.
À la fin du passage, Socrate suggère que Callias pourrait devenir le meilleur auxiliaire (συνɛργὸν […] Κράτιστον) dans les entreprises politiques d’Autolycos. Callias incarne le politicien aristocrate par excellence et symbolise le lien entre Athènes et Sparte, deux cités chères à Xénophon, ce qui explique peut-être la relative indulgence de ce dernier à son égard. L’andragathia apparaît ainsi dans un contexte où Socrate prodigue des conseils à un futur homme d’État. Callias est dépeint comme un hôte exemplaire, servant d’excellents mets et vins (II, 2) et engageant la troupe du Syracusain pour le divertissement de ses convives. Il fait preuve de gentillesse et de courtoisie, notamment envers Autolycos, en l’honneur duquel il organise le banquet (I, 4). Il manifeste également un sincère désir d’apprendre et un amour pour la philosophie (IV, 62). Cependant, il est indéniablement empreint de vanité, non seulement en raison de son immense richesse, dont il surestime la valeur et l’influence (IV, 1-4), mais aussi à cause des talents qu’il pense avoir acquis au contact des sophistes (I, 5-6). Esprit superficiel, motivé par le désir de briller, il aime s’écouter parler, comme le note Ollier (Reference Ollier1961, p. 21). Socrate perçoit clairement le tempérament de son hôte et l’utilise habilement pour transmettre ses enseignements.
Dans les paragraphes suivants, Socrate lui enseigne comment devenir un collaborateur infaillible et comment plaire à Autolycos. Il doit examiner quelles compétences ont permis à Thémistocle de libérer la Grèce de la domination perse, quelles connaissances ont valu à Périclès d’être considéré comme le meilleur conseiller de sa patrie, comment les méditations profondes de Solon l’ont conduit à établir les meilleures lois pour la cité, et enfin quels exercices ont donné aux Lacédémoniens leur réputation d’excellents chefs (§39). Comme dans la Cyropédie III 3, 55 et l’Agésilas X, 2, nous constatons l’importance capitale de l’étude, de l’exercice et de l’imitation des modèles d’excellence comme les moyens de pratiquer la vertu et, partant, d’atteindre l’andragathia. Si Callias adopte une telle conduite, Athènes se confiera rapidement à lui, s’il le souhaite, car il possède déjà quelques qualifications : il est eupatride, est prêtre d’Éleusis, jouit de la plus grande prestance dans la ville et est le plus apte à supporter les fatigues (ἱΚανὸν δὲ μόχθους ὑποφέρɛιν — §40). Socrate souligne ensuite qu’il a toujours partagé l’affection de la cité pour les citoyens doués d’un bon naturel et se montrant pleins de zèle dans la quête de la vertu (ἀγαθῶν γὰρ φύσɛι Καὶ τῆς ἀρɛτῆς φιλοτίμως ἐφιɛμένων — §41). Ces remarques rappellent les Mémorables IV 1, 2-4, où ceux qui sont naturellement doués et aspirent ardemment à la vertu par l’éducation deviennent des citoyens fort utiles à la cité, capables d’accomplir de très grands biens (μέγιστα ἀγαθὰ ἐργάζɛσθαι), notamment en rendant prospères (ɛὐδαίμονας) les hommes et les cités. Si Autolycos semble posséder ces deux traits de caractère, Callias, malgré son bon naturel, paraît manquer d’ardeur dans la poursuite de la vertu, particulièrement la vertu politique.
Socrate évoque quatre figures majeures reconnues pour leur expertise politique et/ou militaire (Thémistocle, Périclès, Solon et les Lacédémoniens), alors que la position prestigieuse de Callias découle d’une dignité héréditaire dans sa famille, qui ne dépend donc guère de sa compétence personnelleFootnote 66. Il établit ce contraste saisissant sans critiquer ouvertement son hôte, mais plutôt en flattant son égo. Cela confirme d’ailleurs que le discours sur la double nature d’Aphrodite dans le Banquet VIII s’inscrit dans une leçon de politique adressée directement à Callias, dont l’amour pour Autolycos, bien que modéré (σώφρων ἔρως — Banq. I, 10), demeure préoccupant aux yeux de SocrateFootnote 67.
Le narrateur décrit ensuite un échange de regards : pendant que les convives discutaient des propos de Socrate, Autolycos gardait les yeux fixés (Κατɛθɛᾶτο) sur Callias ; jetant des regards furtifs vers le jeune homme (παρορῶν ɛἰς ἐΚɛῖνον), Callias demande alors à Socrate s’il accepterait de jouer l’entremetteur entre la cité et lui, afin qu’il puisse s’occuper des affaires politiques (ὅπω πράττω τὰ πολιτιΚά) et plaire continuellement à la cité (Καὶ ἀɛὶ ἀρɛστὸς ὦ αὐτῇ — §42). Cet échange de regards en dit plus qu’il n’en a l’air prima facie. Alors qu’Autolycos fixe directement Callias, ce dernier détourne légèrement le regard. Cela suggère que les remarques de Socrate sur les grandes figures politiques et militaires (VIII, 39-41) ont attiré l’attention d’Autolycos. Plus largement, cela témoigne de ce qu’il possède un intérêt réel pour la politique, comme Socrate l’avait déjà laissé entendre en VIII, 38. Le regard attentif d’Autolycos — qui est, rappelons-le, philotimos — traduit surtout son attente que son erastês partage cet intérêt. En revanche, le regard oblique de Callias trahit un désintérêt latent pour la politique. Conscient du poids du regard d’Autolycos, Callias, poussé par la gêne ou la honte, demande à Socrate de devenir son intermédiaire en matière politique. Ce geste révèle indirectement son incapacité à maîtriser les compétences nécessaires pour exceller dans ce domaine, malgré la fortune qu’il a dépensée pour l’enseignement des sophistes (I, 5). En conséquence, Callias est inapte à former son mignon à la politique (Dorion, Reference Dorion2013, p. 189-191 et 358-365). Cette différence dans les regards illustre non seulement le manque d’intérêt et de préparation de Callias pour les responsabilités politiques, mais aussi, me semble-t-il, le contraste entre le caractère en tous points vertueux d’Autolycos et le caractère frelaté de Callias.
Cependant, bien qu’il soit imparfait, Callias ne peut être qualifié de vicieux (Ollier, Reference Ollier1961, p. 21). Mis à part sa noble naissance et son statut social — qui relèvent davantage de la chance que du mérite —, Socrate ne souligne que la beauté et la vigueur corporelle de son hôte. Il affirme également que le désir d’une nature vertueuse, comme celle d’Autolycos, est une preuve de la qualité de l’amant (ἐπιτθυμɛῖν τɛΚμήρίον ἐστι τῆς τοῦ ἐραστοῦ φύσɛως — VIII, 8)Footnote 68. Cela indique que Callias possède au moins un certain potentiel. En revanche, Socrate souligne l’excellence physique et morale d’Autolycos (I, 8 ; VIII, 8 ; VIII, 37-38), notamment sa kalokagathia (VIII, 10-11), si bien que, dans cette relation entre erastês et erômenos, Autolycos est présenté comme l’erômenos idéal, tandis que Callias ne parvient réellement à la hauteur ni de son mignon ni de la fonction d’erastês, malgré ses bonnes intentions et ses sentiments sincères (I, 4 ; 10 ; 12 ; VIII, 8 ; 11 ; 37). Dans ces conditions, comment Callias pourrait-il devenir le meilleur auxiliaire (kratistos synergos) pour accompagner les éventuels projets politiques d’Autolycos, tels que décrits par Socrate en VIII, 38 sous l’égide de l’andragathia ?
À ce sujet, l’emploi du verbe ἀρέσΚɛιν (VIII, 39) et de l’adjectif ἀρɛστὸς (VIII, 42) établit un lien clair entre la manière de plaire véritablement tant à Autolycos qu’à la cité : Callias doit acquérir des compétences politiques et les mettre à la fois au service de son erômenos et de ses concitoyens. Le moyen de gagner leur affection (philia) est donc le même. Pour être véritablement à la hauteur d’Autolycos et mériter son amour, Callias doit d’abord être digne de gouverner la cité et mériter l’estime et l’amitié de ses concitoyensFootnote 69. On pourrait affirmer que le succès politique de Callias et, partant, d’Autolycos dépend de la nature même de leur relation (synousia). Celle-ci doit être placée sous l’égide de l’Aphrodite céleste, soit du seul type d’amour ayant une finalité politique, comme le déclare Socrate : « Celui qui enseigne à son ami à parler et à agir comme il convient [ὁ μὲν γὰρ παιδɛύων λέγɛιν τɛ ἃ δɛῖ Καὶ πράττɛιν] peut en être honoré à juste titre, comme Chiron et Phénix le furent par Achille, mais celui dont le désir s’adresse au corps mériterait d’être traité comme un mendiant »Footnote 70. Comme le résume Dorion (Reference Dorion2013, p. 364), « il ressort de ce passage que l’amour qui s’adresse à l’âme consiste à former le jeune homme à la compétence politique ».
Le manque de préparation politique de Callias et, partant, son insuffisance en tant qu’erastês, sont mis en lumière par Socrate dans une réponse à la fois directe et élégante :
[Socrate] Oui, par Zeus, à condition que l’on voie que ce n’est pas seulement en apparence, mais réellement que tu cultives la vertu [ἂν ὁρῶσί γέ σɛ μὴ τῷ δοΚɛῖν ἀλλὰ τῷ ὄντι ἀρɛτῆς ἐπιμɛλούμɛνον]. Une fausse réputation [γὰρ ψɛυδὴς δόξα], en effet, est rapidement démasquée par l’expérience [ὑπὸ τῆς πɛίρας] ; mais la véritable excellence virile [ἡ δ᾽ ἀληθὴς ἀνδραγαθία], à moins qu’un dieu ne lui soit défavorable, confère une gloire toujours plus éclatante aux actions [ἀɛὶ ἐν ταῖς πράξɛσι λαμπροτέραν τὴν ɛὔΚλɛιαν συμπαρέχɛται]. (Banq. VIII, 43 ; trad. Ollier, Reference Ollier1961 légèrement modifiée)
Socrate accepte la proposition de Callias tout en établissant une condition préalable essentielle à son rôle de proxénète politique : Callias doit démontrer une parfaite correspondance entre les apparences (τῷ δοΚɛῖν) et l’essence (τῷ ὄντι). À cet égard, on rappelle que la conception erronée, ou du moins naïve, de la kalokagathia chez Callias avait déjà été dénoncée de manière brutale par Antisthène (Banq. IV, 1-4). Socrate, en revanche, toujours plus indulgent envers son hôte, a remarqué que Callias est un amant kalos kagathos, non seulement parce que son erômenos fait preuve de kalokagathia, mais aussi parce que le père de ce dernier est toujours présent lors de leurs rencontres, suggérant ainsi qu’ils ne vénèrent pas l’Aphrodite vulgaireFootnote 71. Cependant, pour remplir pleinement son rôle d’erastês, Callias doit d’abord devenir tel qu’il doit être (οἷονπɛρ χρή ɛἶναι — VIII, 12), c’est-à-dire prouver que son andragathia est véritable (ἀληθὴς), afin que Socrate accepte effectivement de jouer le rôle d’entremetteur politique.
Autrement dit, Socrate exige une preuve incontestable que Callias appartient au nombre de ceux qui possèdent à la fois une bonne nature et un désir ardent (φιλοτίμως) et réel (τῷ ὄντι) de cultiver la vertu (ἀρɛτῆς ἐπιμɛλούμɛνον). Ce passage du Banquet fait écho aux Mémorables II 6, 33-39, où Socrate explique la nature de son proxénétisme amical, qui consiste essentiellement à faire l’éloge de la personne qu’il souhaite présenter à un ami potentiel (Dorion, Reference Dorion2013, p. 348-353). Grâce à cet éloge, Socrate éveille le désir d’amitié entre les deux parties. Toutefois, l’éloge doit être entièrement véridique, soulignant les qualités et les vertus que possède réellement celui qui fait l’objet de cet éloge ; autrement, l’ami potentiel pourrait découvrir la tromperie et se sentir dupé. Ainsi, Socrate veille à susciter des liens d’amitié en façonnant une image qui reflète fidèlement la réalité, de peur que les parties impliquées n’éprouvent une haine réciproque, entraînant également le rejet de l’entremetteur lui-même. Socrate refuse catégoriquement de faire des éloges mensongers (τὰ ψɛυδῆ ἐπαινῶν), préférant persuader son « client » de s’efforcer de devenir un homme vertueux (ἀγαθὸν ἄνδρα γɛνέσθαι — Mém. II 6, 37). Socrate conclut son explication sur le proxénétisme amical en ces termes :
Eh bien, Critobule, le chemin le plus court, le plus sûr et le plus beau, si tu souhaites avoir la réputation d’être bon en quelque chose [ὅ τι ἃν βούλῃ δοΚɛῖν ἀγαθὸς ɛἶναι], c’est de t’efforcer à devenir bon en ce domaine [τοῦτο Καὶ γɛνέσθαι ἀγαθὸν πɛιρᾶσθαι]. Si tu examines tout ce que les hommes appellent des vertus, tu découvriras qu’elles s’accroissent toutes grâces à l’étude et à l’exercice [πάσας μαθήσɛι τɛ Καὶ μɛλέτῃ αὐξανομένας]. (Mém. II 6, 39 ; trad. Dorion, Reference Dorion2015)
Or, dans la mesure où il n’y a pas solution de continuité entre les sphères privée et publique chez XénophonFootnote 72, les moyens de se faire des amis et ceux d’obtenir l’affection des concitoyens s’avèrent les mêmes. On pense notamment aux services, aux bienfaits et au soutien matériel offerts tant aux amis qu’à la cité, lesquels suscitent bienveillance et affection. Dans cette logique, pour que Socrate joue le rôle d’entremetteur entre Callias et la cité, en mettant en lumière les qualités de son hôte, il est impératif que celui-ci les possède réellement. Autrement, ses concitoyens découvriraient tôt ou tard qu’ils ont été dupés. Le comparatif λαμπροτέραν souligne que l’andragathia constitue précisément le critère qui distingue une réputation fallacieuse (ψɛυδὴς δόξα) de la véritable gloire (τὴν ɛὔΚλɛιαν), au moyen d’un éclat croissant qui rehausse toutes les actions vertueuses, renvoyant directement au verbe Κοσμέω employé dans le Banquet VIII, 38 pour décrire l’andragathia d’Autolycos. Comme dans l’Agésilas IX, 6-7, l’andragathia apparaît ici comme un type d’excellence qui permet aux hommes de se parer d’une gloire et d’une renommée incontestables, car ces dernières s’enracinent dans un caractère en tout point vertueux. Elle représente une « excellence virile » en ce sens qu’elle englobe toutes les vertus et compétences nécessaires pour s’investir dans la vie publique. Mais elle se manifeste aussi par la capacité de résister aux plaisirs éphémères de l’Aphrodite vulgaire, au profit d’une relation purement bénéfique, porteuse de fruits pour la cité. Dans cette perspective, Callias doit s’efforcer d’aimer Autolycos non pas d’un amour charnel, mais d’un amour épuré. Il pourra ainsi, en bon synergos et véritable anêr agathos, l’aider à servir ses amis et sa patrie.
Cet extrait du Banquet (VIII, 37-43) met l’accent sur l’aspect politique de l’andragathia — en particulier l’aide précieuse qu’on apporte à la cité, que ce soit en contexte de guerre ou à travers l’exercice de fonctions publiques — ainsi que sur les moyens de l’acquérir : l’entraînement (askêsis), le soin de la vertu (tês aretês epimeleia) et l’imitation (mimêsis) de modèles exemplaires. Ces éléments permettent de distinguer la véritable andragathia d’un simple simulacre, qui ne produit qu’une renommée fragile et trompeuse. La véritable andragathia résiste à l’épreuve de l’expérience et se manifeste de manière tangible dans les actions (ἐν ταῖς πράξɛσι) de l’individuFootnote 73. Les praxeis auxquelles Socrate fait référence désignent les actions politiques que Callias pourrait entreprendre. Par ailleurs, le discours de Socrate souligne qu’il ne considère ni le statut social élevé ni l’origine familiale prestigieuse comme des garanties d’une participation politique efficace. Ce qui importe réellement, c’est la compétence politiqueFootnote 74, qui doit être accompagnée de l’andragathia. Il est essentiel de noter que ce type d’excellence s’acquiert : elle n’a aucun lien avec la noblesse de naissance. Dans cette perspective, Callias, malgré sa bonne naissance, doit encore parcourir un long chemin pour devenir un véritable anêr agathos.
3. Conclusion
Dans cette étude, j’ai cherché à analyser de manière systématique et approfondie le concept d’andragathia chez Xénophon. Il conçoit celle-ci comme une forme d’excellence atteignable par l’apprentissage, l’exercice constant de la vertu et l’imitation de modèles exemplaires (Agés. X, 2 ; Cyrop. III 3, 55 ; Banq. VIII, 38-43). L’andragathia peut être un objet de rivalité entre soldats (Anab. V 2, 11 ; Hipp. IX, 3). Ainsi, la dispute sur la vertu (eris tês aretês) constitue un moyen privilégié pour identifier ceux qui l’ont atteinte, cette dernière englobant à la fois la prouesse physique et militaire (Const. Lac. IV, 2-6). Par ailleurs, à l’exception de l’Agésilas X, 2, l’idée de prouesse physique est présente dans toutes les occurrences du terme andragathia, même dans les passages où il revêt une connotation morale plus marquée, comme dans le Banquet VIII, 38-43. Cela correspond à son usage dans les inscriptions honorifiques athéniennes, où l’andragathia est systématiquement attribuée à ceux qui se sont distingués dans le sport ou à la guerre. Un deuxième point commun que nous avons identifié est que l’andragathia apparaît souvent comme un objectif à atteindre ou un accomplissement ultime, accessible en principe à tous, mais nécessitant du temps et des efforts pour être pleinement réalisé.
De plus, nous avons relevé certaines similitudes entre les termes aretê et andragathia : tous deux peuvent désigner une excellence générale et s’acquièrent par les mêmes moyens, à savoir l’étude (mathêsis), l’entraînement (askêsis/meletê) et l’imitation (mimêsis) de bons modèles. Cependant, notre analyse a mis en évidence des passages où l’aretê apparaît comme une condition sine qua non ou, autrement dit, comme la voie d’accès à l’andragathia, celle-ci représentant ainsi le résultat final de la pratique et du soin de la vertu (Cyrop. III 3, 55 ; Const. Lac. IV, 2-3 ; Agés. IX, 6-7 ; X, 2 ; Banq. VIII, 43). Malgré les nuances que Xénophon apporte, les deux concepts demeurent étroitement liés. Concernant la traduction, nous avons opté pour « excellence virile » non seulement par souci de cohérence, mais aussi afin de mieux distinguer ces deux notions. En tout état de cause, l’andragathia est toujours associée à des vertus spécifiques, telles que la philoponia, la philotimia, la karteria et la sôphrosynê (Cyrop. III 3, 55 ; VII 5, 82 ; Hipp. IX, 3 ; Banq. VIII, 38), ou encore à l’enkrateia, à la justice et à la piété (Agés. X, 2). Enfin, la dimension politique de l’andragathia se manifeste notamment dans l’Hipparque IX, 3-4, dans l’Agésilas IX, 6-7 et dans le Banquet VIII, 38-43, où elle est liée aux services que l’on doit rendre aux amis et à la cité, en particulier en assurant leur protection et leur prospérité matérielle.
Nous avons également observé que l’andragathia est souvent associée à la sphère militaire, bien que parfois de manière indirecte, comme dans l’Agésilas IX, 6-7 et dans le Banquet VIII, 38. Elle désigne une forme de perfection à atteindre, ce qui explique pourquoi elle ne correspond pas nécessairement à une vertu spécifique, mais apparaît plutôt comme une qualité supérieure englobant un ensemble d’attributs liés à des thèmes centraux chez Xénophon, tels que la chasse, l’équitation, l’expertise militaire, la vigueur corporelle et la compétence politique.
L’andragathia n’est ni une qualité innée ni un titre honorifique conféré en fonction de la classe sociale ou de l’origine noble (Banq. VIII, 38-43) : elle résulte plutôt de la diligence et de l’exercice constant. Par conséquent, elle ne se manifeste pas du jour au lendemain et ne peut pas être inculquée par le seul discours exhortatif (Cyrop. III 3, 55). Elle émerge également de l’émulation entre ceux qui se disputent la vertu (Const. Lac. IV, 1-3) ou cherchent à surpasser leurs compagnons en expertise militaire et en qualités physiques et morales (Anab. V 2, 11-12 ; Hipp. IX, 3-4 ; Agés. IX, 6-7). Elle représente l’excellence à laquelle le futur politicien doit aspirer et qu’il doit atteindre par une action politique bénéfique pour la cité (Banq. VIII, 38-43). De plus, l’andragathia est accessible à tous, du simple soldat cherchant à surpasser ses compagnons (Anab. V 2, 11-12 ; Hipp. IX, 3-4 ; Const. Lac. IV, 2-6) au chef militaire et au dirigeant politique, qui doivent se présenter comme des modèles à suivre (Anab. V 2, 11 ; Cyrop. III 3, 55 ; Agés. IX, 6-7 ; X, 2). Xénophon mobilise ainsi cette notion de manière flexible selon le contexte (moral, politique, militaire), mais dans tous les cas, elle incarne un idéal de perfection humaine. Enfin, cette étude a permis de souligner la remarquable cohérence du projet philosophique de Xénophon, qui, à travers les différents genres littéraires de son corpus, parvient à articuler et à relier l’ensemble de ses idées éthiques et politiques.
Remerciements
Je tiens à exprimer ma gratitude à Louis-André Dorion pour sa lecture attentive de la toute première version de cette étude. Je remercie également les réviseurs anonymes pour les précieux commentaires et Cécile Facal, assistante à la rédaction francophone, pour la révision soignée du manuscrit. Je souhaite exprimer ma gratitude envers mon ancienne institution, l’Université de Montréal, pour son soutien durant les phases initiales de cette recherche. Enfin, j’exprime ma reconnaissance au CRSH pour le financement de cette recherche.
Conflits d’intérêts
L’auteur n’en déclare aucun.