« Légal ou illégal », le recours aux paradis fiscaux ? C'est la question qu'une majorité de journalistes posent, inexorablement, comme attirés par le poids de la case départ, chaque fois qu'il est question, dans l'actualité, de malversations les concernant ou de révélations sur les acteurs organisationnels ou privés qui en usent.
Professeur d’économie et de finance à la Téluq, Franck Jovanovic entend les satisfaire en prenant la question à bras-le-corps, dans Finance offshore et paradis fiscaux. Le livre traite des cas licites, puis des procédés comptables « agressifs » et enfin des recours illégaux. Et pour ce faire, il décrit de manière particulièrement documentée et rigoureuse les règles macroéconomiques, le droit fiscal, la jurisprudence et les modèles d'affaires en vigueur aujourd'hui dans la mondialisation financière. C'est d'abord à un travail de définition que s'emploie Jovanovic pour distinguer au mieux les différents statuts des législations de complaisances (par exemple, les centres financiers intérieurs aux États versus les paradis fiscaux extraterritoriaux, p. 98 et 99), pour ensuite exposer la façon dont procèdent les corps de métier engagés dans des processus offshore, et ce, en fonction d'exemples circonstanciés concernant des sociétés connues, notamment Ikea (223–230). Le travail graphique qui accompagne les analyses est particulièrement réussi.
De bonnes réponses à une mauvaise question ?
Le caractère juste de ces éléments de réponse ne fait pas pour autant de l'interrogation qui les motive une bonne question. Car il est des problématiques qui nous font collectivement régresser plus qu'avancer, et en l'espèce, il serait à souhaiter qu'on cessât enfin de traiter cet enjeu majeur en froid légaliste pour s'enquérir plutôt du caractère légalisé d'opérations qui violent à l’évidence l'esprit de la loi. Cela revient à se questionner sur les modalités sociologiques par lesquelles des autorités publiques rendent licite ce qui choque pourtant les mœurs. Posée selon la stricte lettre de la loi, la question se trouve vidée de son contenu historique et politique, comme si les différents dispositifs fiscaux n'avaient pas été élaborés, amendés et motivés au fil des années par des responsables politiques proches des milieux financiers et industriels qui en profitent abondamment, quand ils n'en font pas tout simplement partie eux-mêmes. C'est la conclusion qu'on peut tirer des nombreuses révélations qui ont secoué les peuples du monde ces dernières années, dans le cadre de primeurs coordonnées mondialement de manière inédite (les Pandora Papers et les Paradise Papers, par exemple). En France, le cas retentissant du ministre du Budget Jérôme Cahuzac, titulaire d'un compte bancaire en Suisse, est à l’égal de ceux de deux ministres des Finances canadiens, eux-mêmes détenteurs d'actifs extraterritoriaux tandis qu'ils officiaient au sein du conseil des ministres, Paul Martin et William Morneau. Peut-on vraiment faire comme si toutes ces révélations ne donnaient pas à réfléchir quant à la façon et aux finalités selon lesquelles les lois sont établies ? Alors que la cour est pleine, un énième documentaire sur le sujet, La (très) grande évasion de Yannick Kergoat et Denis Robert, en salle en France depuis décembre 2022, cite à nouveau un grand nombre de magistrats et d'experts qui se formalisent de la légalisation de certains procédés contraires à l'esprit du droit fiscal national et international, plutôt que de se contenter de l’étudier placidement. Légaux ou pas, les paradis fiscaux ? À défaut de s'affranchir de ce questionnement, naïf au sens strict du terme (premier, naissant), on participe à la stagnation de la réflexion et favorise, consciemment ou non, un discours idéologique, par définition favorable au pouvoir établi, lequel feint de penser depuis des années que la loi est l’œuvre des dieux, qu'elle dit par elle-même le juste et l'injuste, le bien et le mal, le licite et l'illicite.
Une matière à débat ?
La conclusion de l'ouvrage, à savoir qu'un débat doit avoir lieu sur la question des paradis fiscaux, manque, elle aussi, cruellement de sociologie. En toute objectivité, les paradis fiscaux se révèlent des États anomiques sapant le principe des droits et des devoirs équitables pour tous en vigueur dans les États traditionnels, en permettant à de grandes entreprises et à des particuliers fortunés de contourner artificiellement les quelques contraintes auxquelles ils font face, tandis que le financement de services publics dont ils profitent revient aux seules petites et moyennes entreprises (PME), à la classe moyenne et aux prolétaires. Les étudier ainsi nous permet de comprendre cette exclusive finalité qu'ils servent. Et qu'au-delà de la seule fiscalité, les législations de complaisance prévoient un laisser-faire anomique troublant en ce qui concerne toutes formes de réglementation, notamment en ce qui regarde la sécurité au travail, les droits sociaux et l'environnement. Là encore, ramener ce questionnement à une simple opposition pro – contra relève d'un journalisme en mal de sens critique.