Au Québec, l’usage du français est en recul (Commissaire à la langue française, 2024a; Statistique Canada, 2022). Cette évolution s’accompagne d’un sentiment croissant que le français est menacé et qu’il perd du terrain dans l’espace public. Bien que l’ampleur du recul du français varie selon les indicateurs et les périodes sélectionnés, il est indéniable que le français, en tant que langue commune au Québec, fait face à des défis importants. Parmi ceux-ci, notons le contexte linguistique minoritaire du Québec en Amérique du Nord, de même que l’augmentation du nombre d’immigrants qui ne parlent pas français à leur arrivée au Québec au cours des dernières années. Entre 2011 et 2023, la population québécoise qui ne maîtrise pas le français aurait augmenté de 52 % (Commissaire à la langue française, 2024b: 55). Au-delà de ces tendances, quelle est l’opinion publique sur cet enjeu? Plus précisément, les Québécoises et les Québécois perçoivent-ils, selon eux, que le français au Québec est menacé? Cette opinion a-t-elle évolué à travers le temps? Et quelles en sont les conséquences électorales? Nous connaissons plutôt bien l’avis des élus, qui acceptent, de manière quasi unanime, l’idée selon laquelle le français est en déclin et menacé au QuébecFootnote 1 , mais la perspective citoyenne demeure méconnue.
Pourtant, un tel examen apparaît fondamental pour mieux comprendre dans quelle mesure il existe (ou non) une perception partagée d’urgence d’agir au sein de la population, ainsi que les conséquences politiques de ce sentiment. En effet, il y a tout lieu de croire que cette attitudeFootnote 2 quant au sentiment de menace influence les résultats électoraux. Elle peut également influencer la réponse des gouvernements du Québec et du Canada en termes de politiques linguistiques, à l’instar d’autres domaines (par exemple, l’économie) où les politiques publiques tiennent généralement compte des mouvements dans l’opinion publique (Soroka et Wlezien, Reference Soroka, Wlezien, Courtney and Smith2010). L’opinion publique des Québécois sur la perception selon laquelle le français est menacé pourrait donc influencer les propositions des différents acteurs politiques, dont les partis, mais également celles des organismes publics, des syndicats (par exemple, la Fédération de l’enseignement collégial qui prend position sur l’application de la Loi 101 au cégep), etc.
Dans cet article, nous brossons un portrait détaillé de l’opinion publique concernant la perception de menace envers le français au Québec et de son évolution de 1993 à 2024. Nous examinons ensuite si ce sentiment est homogène au sein de la population ou si certains groupes de la société québécoise sont plus inquiets que d’autres. Pour ce faire, nous posons la question suivante : qui est plus à même de percevoir la langue française comme étant menacée? Finalement, nous analysons les conséquences électorales en politique fédérale de ce sentiment de menace en déterminant si, après avoir contrôlé pour de nombreux facteurs sociodémographiques et valeurs politiques profondes, il existe un lien entre l’opinion sur la situation linguistique au Québec et les préférences électorales en politique fédérale. Nos résultats montrent que (1) la proportion de citoyennes et citoyens qui considèrent que le français est menacé a nettement augmenté au fil du temps, passant de 51 % en 1993 à 74,5 % en 2024, (2) que l’âge, la langue maternelle et la région sont des déterminants majeurs de cette perception, alors que le revenu et la scolarité ne le sont pas, et enfin, (3) que percevoir le français comme étant menacé exerce une influence significative sur le choix électoral, favorisant surtout le vote pour le Bloc québécois.
Enjeux linguistiques et politiques au Québec
Les différences linguistiques et leurs conséquences politiques ont été largement étudiées au Canada. Dès le début du XXe siècle, en 1906, André Siegfried écrivait que les conflits linguistiques consistaient en « une guerre ouvertement déclarée, dont il est inutile de vouloir dissimuler l’âpreté » (Siegfried, Reference Siegfried1907: 3). Le statut du Québec comme « nation fragile » au sein du Canada (Guénette et Mathieu, 2018: 882) est directement relié à la dualité majorité-minorité qui le caractérise. Alors que les Québécois sont majoritairement francophones, ils sont nettement minoritaires à l’échelle canadienne (environ le quart [22 %] de la population totale) et encore plus à l’échelle continentale (3,6 % de l’Amérique du Nord [Cantin et al., Reference Cantin, Beck and Marcoux2021]). Cette situation peut engendrer la perception selon laquelle la langue française serait menacée. Ce sentiment est plus largement lié au statut de nation fragile qui s’accompagne généralement, selon Guénette et Mathieu (Reference Guénette and Mathieu2018), d’un « certain sentiment de fragilité nationale » (883) et même d’une « peur existentielle de disparaître » (900).
Les enjeux liés à la langue sont si importants que parler français est, de loin, le premier critère utilisé par les citoyennes et les citoyens du Québec lorsqu’ils évaluent si une personne peut être, selon eux, considérée comme « québécoise » (Cossette-Lefebvre et Daoust, Reference Cossette-Lefebvre and Daoust2020: 304). De même, le fait de parler français est associé à un plus grand sentiment d’appartenance au Québec chez les personnes immigrantes (Bilodeau, Reference Bilodeau2016). Sur le plan de l’opinion publique, le clivage linguistique constitue également un axe central d’explication des variations attitudinales au Québec et au Canada (Dassonneville et al., Reference Dassonneville, Fréchet, Liang, Cameron and Turgeon2022). Or, ce clivage est le plus souvent opérationnalisé à partir d’indicateurs sociodémographiques, notamment la langue maternelle ou la langue parlée à la maison, plutôt que par des mesures attitudinales. Par exemple, quand Gidengil et collaborateurs (Reference Gidengil, Blais, Everitt, Fournier and Nevitte2012: 150) mentionnent que « language was clearly the most important cleavage in Québec » pour expliquer différents choix politiques, il est question du clivage linguistique tel que mesuré par la langue maternelle des électeurs. Au-delà des variations sociodémographiques liées au clivage linguistique, une conception attitudinale du clivage apparaît extrêmement féconde pour rendre compte des dynamiques politiques au Québec. Dans cet article, nous nous concentrons sur la perception de menace envers la langue française.
Relativement peu d’études récentes se sont penchées sur cette dimension attitudinale et ses conséquences politiques. Plusieurs travaux ont intégré la question du sentiment de menace linguistique pour expliquer le soutien à l’indépendance du Québec (Blais et al., Reference Blais, Martin and Nadeau1995; Brie et Ouellet, Reference Brie and Ouellet2020; Nadeau et Fleury, Reference Nadeau and Fleury1995; Nadeau et al., Reference Nadeau, Martin and Blais1999). Certains vont jusqu’à affirmer que cette perception l’emporterait sur l’appartenance à un groupe linguistique (Medeiros, Reference Medeiros2017). En revanche, très peu d’études se sont penchées sur les conséquences électorales de la perception selon laquelle le français serait menacé au Québec.
Cette situation est à la fois problématique et étonnante pour plusieurs raisons. Premièrement, il y a tout lieu de croire qu’un clivage linguistique, conceptualisé comme étant une attitude face à la précarité de la langue française, est très important pour expliquer le comportement électoral. En effet, il y a très régulièrement des épisodes importants qui remettent à l’ordre du jour les tensions linguistiques en politique québécoise et canadienne. Pensons notamment au fait que, depuis sa nomination en 2021, la gouverneure générale du Canada Mary Simon ne parle toujours pas français, ou encore à la fameuse question des compétences linguistiques requises pour les juges siégeant à la Cour suprême du Canada. Deuxièmement, les changements démographiques majeurs liés à l’immigration au Québec, qui n’est pas toujours francophone, ont possiblement augmenté l’importance du clivage linguistique. Bien que cela ne soit pas clairement établi par des données longitudinales, cette hypothèse semble tout à fait raisonnable et cohérente avec les constats tirés de la littérature spécialisée. En effet, depuis les années 1990, et en particulier depuis les années 2020, un nombre croissant de personnes immigrantes se joignent à la société québécoise et cette augmentation fulgurante du nombre de personnes nées à l’extérieur du Canada est intimement liée aux enjeux linguistiques. Par exemple, le Québec comptait environ 85 000 immigrants temporaires en 2016 comparativement à près de 530 000 en 2023. Environ le tiers d’entre eux ne peut soutenir une conversation en français (Commissaire à la langue française, 2024b). Le Commissaire à la langue française estime que l’anglicisation substantielle de cette population entre 2011 et 2023 (52 % d’augmentation de celles et ceux ne connaissant pas le français) est « en grande partie due à l’immigration temporaire » (2024b: 55). Pour beaucoup de francophones, la perception de menace est alimentée par ces changements démographiques (Bouchard et Taylor, Reference Bouchard and Taylor2008; Gagnon et Larios, Reference Gagnon and Larios2021) qui a constitué un « choc » politique selon Nadeau et collaborateurs (Reference Nadeau, Daoust, Bélanger and Dassonneville2026).
Troisièmement, la perception de menace linguistique devrait, selon plusieurs études portant sur l’importance relative des différents clivages en politique électorale, s’être accrue au cours des dernières années. En effet, le clivage autour de l’indépendance du Québec se serait transformé en un enjeu plus large sur la « question nationale ». Des facteurs liés à la langue et à la laïcité seraient alors de plus en plus importants au détriment de la question précise du statut politique du Québec (Bélanger et al., Reference Bélanger, Daoust, Mahéo and Nadeau2022; Dubois et al., Reference Dubois, Villeneuve-Siconnelly, Montigny and Giasson2022; Lamy, Reference Lamy2023; Montigny, Reference Montigny2023), même si cette dernière demeure très importante (Daoust et Gareau-Paquette, Reference Daoust and Gareau-Paquette2023). Conformément à cette interprétation, Bélanger et Godbout (Reference Bélanger and Godbout2022: 32) suggèrent que le début des années 2000 a été caractérisé notamment par le retour du clivage historique (déjà central au 19e siècle) « axé sur la protection de la langue française et [de] la culture francophone ».
Ce développement des dynamiques politiques au Québec renvoie plus largement à la montée en importance du nationalisme « identitaire » au détriment d’un nationalisme opposant les fédéralistes aux indépendantistes. Ce phénomène s’incarne notamment par l’arrivée au pouvoir de la Coalition Avenir Québec (CAQ) en 2018 (Bélanger et Daoust, Reference Bélanger and Daoust2020). D’ailleurs, une analyse détaillée de la couverture médiatique des campagnes électorales par Martel et Nadeau (Reference Martel and Nadeau2023) révèle que la question du statut politique du Québec est nettement moins couverte à travers le temps, au profit d’autres enjeux. Par exemple, la visibilité accordée aux questions liées à l’immigration était plus importante que celle accordée à l’indépendance du Québec en 2018 (Martel et Nadeau, Reference Martel and Nadeau2023: 39).
À cet égard, le nationalisme identitaire qui apparaît prédominant en politique québécoise comporte plusieurs composantes, dont la défense du français et du principe de laïcité (Gagnon et al., Reference Gagnon, Xhardez, Bilodeau, Birch, Dufresne, Duval and Tremblay-Antoine2022). Même s’il est difficile d’isoler l’importance relative des différentes composantes liées au nationalisme identitaire, l’idée qu’elles sont globalement de plus en plus importantes par rapport aux clivages traditionnels pour comprendre la politique québécoise semble tout à fait raisonnable et cohérente avec plusieurs travaux en études électorales (Bélanger et al., Reference Bélanger, Daoust, Mahéo and Nadeau2022), de l’opinion publique (Daoust et Gareau-Paquette, Reference Daoust and Gareau-Paquette2023) et de la communication politique (Martel et Nadeau, Reference Martel and Nadeau2023).
Pour toutes ces raisons, il nous paraît essentiel de mieux saisir les perceptions de menace envers le français au Québec, et ce à travers une perspective longitudinale étendue, afin d’en examiner les conséquences électorales et de mieux comprendre les dynamiques partisanes de la vie politique au Québec et au Canada. Tel que mentionné, très peu d’études proposent ce type d’analyse, malgré une littérature foisonnante portant sur l’appui à l’indépendance, les attitudes envers l’immigration, etc. Toutefois, au meilleur de notre connaissance, aucune étude n’examine directement et de manière systématique l’évolution du sentiment de menace linguistique à travers le temps ni la relation entre la perception de menace et le choix électoral en politique électorale fédérale. Notons néanmoins deux nuances importantes. Premièrement, Loewen et collaborateurs (Reference Loewen, Héroux-Legault and De Miguel2015) démontrent que le sentiment de menace ethnoculturelle contribue à accroître l’importance des considérations liées au nationalisme dans le choix électoral des Québécois. Ce n’est toutefois pas la perception d’une menace linguistique qui est mesurée, et les auteurs ne testent pas l’effet direct de cette perception sur le choix électoral, se concentrant plutôt sur l’effet de modération de cette variable. Deuxièmement, Bélanger et Godbout (Reference Bélanger and Godbout2022) proposent une réflexion très intéressante sur les attitudes envers la protection du français et incluent cet aspect dans l’un des clivages qu’ils analysent pour examiner le comportement électoral. Ce clivage « représente l’enjeu lié à la protection de la langue et de la culture francophone au Québec », mais il est mesuré « à partir de deux questions [de sondage] sur l’immigration »Footnote 3 (Bélanger et Godbout, Reference Bélanger and Godbout2022: 35). Autrement dit, les auteurs proposent une analyse féconde pour mieux comprendre les clivages électoraux au Québec, mais ne mesurent pas—faute de données (se concentrant sur les Études électorales québécoises de 2012, 2014 et 2018 qui n’incluent pas d’indicateur de perception de menace linguistique)—le rôle de la perception d’une menace linguistique dans le choix électoral. Dans une autre contribution récente (Bélanger et Godbout, Reference Bélanger and Godbout2025), les mêmes auteurs vont plus loin en intégrant explicitement la perception de menace à l’égard du français. Au moyen d’une analyse factorielle, ils décomposent le clivage identitaire structurant le vote au Québec en deux axes—l’immigration et l’insécurité linguistico-culturelle (perception de menace envers le français et envers les valeurs/culture québécoises)—puis ils illustrent, à l’aide de régressions logistiques multinomiales, que ces axes exercent un effet marqué sur le vote provincial, notamment en faveur de la CAQ.
Dans cet article, nous nous attardons au sentiment de menace, mais en isolant le sentiment de menace linguistique. Dans une perspective longitudinale, nous en retraçons d’abord les tendances; nous identifions ensuite qui sont les plus enclins à s’inquiéter de l’avenir du français au Québec; enfin, nous en évaluons les conséquences électorales lors des élections fédérales.
Quant à nos attentes théoriques, il y a lieu de croire que la proportion de la population qui perçoit le français comme étant menacé au Québec a augmenté à travers le temps (Hypothèse 1). Cette hypothèse repose sur l’idée que l’usage du français est en déclin au Québec, tel que détaillé précédemment (voir Commissaire à la langue française, 2024a; Statistique Canada, 2022). L’opinion publique devrait être réactive face à ces changements. Cette relation entre le temps et l’opinion publique quant à la perception de menace, vérifiée pour la première fois dans cet article, serait analogue au phénomène bien documenté selon lequel l’opinion publique quant à la performance économique d’un État suit les variations réelles de l’économie (voir Jabbour, Reference Jabbour2024).
De plus, nous faisons l’hypothèse que le déclin du français est particulièrement important pour les francophones et que, conséquemment, ces derniers seront plus enclins à percevoir que le français est menacé au Québec (Hypothèse 2). Par ailleurs, au-delà de la dualité francophone-anglophone, nous accordons une attention particulière à la position des allophones, que nos données rendent observable.
Concernant le choix électoral, nous avançons que la perception d’une menace linguistique se traduit par un appui accru au Bloc québécois (Hypothèse 3), puisqu’il s’agit de la formation politique la mieux à même de s’approprier cet enjeu. En effet, le BQ est historiquement le parti associé à la défense du français, de la culture et de l’identité québécoise sur la scène fédérale (Gagnon et al., Reference Gagnon, Xhardez, Bilodeau, Birch, Dufresne, Duval and Tremblay-Antoine2022), de sorte que les électrices et électeurs qui jugent le français comme étant menacé devraient lui accorder une crédibilité supérieure. À l’inverse, percevoir une menace linguistique devrait réduire la propension à appuyer les partis pancanadiens (PLC, PCC, NPD), reconnus comme moins compétents sur cet enjeu au Québec. Par analogie avec les travaux récents sur la montée du nationalisme identitaire et la centralité accrue des enjeux linguistico-culturels (Bélanger et al., Reference Bélanger, Daoust, Mahéo and Nadeau2022; Cossette-Lefebvre et Daoust, Reference Cossette-Lefebvre and Daoust2020), nous anticipons que cet effet devrait persister même en contrôlant pour l’identification partisane, les orientations idéologiques et l’appui à l’indépendance, car la perception de menace capte une dimension attitudinale distincte qui est devenue saillante.
Méthodologie : données et indicateurs
Nos analyses reposent surtout sur trois enquêtes administrées en ligne, auxquelles s’ajoutent, pour la description de la tendance temporelle, des vagues antérieures des Études électorales canadiennes (ÉÉC). La première base de données utilisée est la composante web de l’ÉÉC de 2019, réalisée du 13 septembre au 11 novembre 2019 auprès de 1 577 résidents du Québec. La composante téléphonique de l’ÉÉC de 2019 n’est pas utilisée, car la question sur le sentiment de menace linguistique n’y figure pas. La deuxième source est l’ÉÉC de 2021 (qui ne contenait qu’une composante web), dont le terrain s’est déroulé du 17 août au 4 octobre 2021 et qui ajoute 4 333 observations québécoises. La troisième base de données est une enquête originale administrée du 19 juin au 1er juillet 2024 auprès de 1 196 personnes résidant au Québec et éligibles au vote lors d’élections fédérales recrutées via le panel LEO de Léger. Après fusion et harmonisation des bases de données, nous disposons de 7 106 observations couvrant les 78 circonscriptions fédérales du Québec.
Nous nous concentrons sur ces trois bases de données, car les autres qui incluent des indicateurs pertinents entourant le déclin perçu de la langue française au Québec ne sont pas accessibles au public ou reposent sur un nombre de répondants trop restreint.Footnote 4 Les bases de données utilisées ont en commun plusieurs caractéristiques méthodologiques : échantillonnage non probabiliste (comme c’est le cas de la quasi-totalité des études électorales contemporaines, largement fondées sur des panels web) à partir d’un même panel, quotas de recrutement et disponibilité du sondage dans les deux langues officielles du Canada. Tel que présenté au tableau A4 de l’annexe, l’échantillon combiné présente des caractéristiques sociodémographiques assez proches du profil de la population québécoise. En outre, il y a 47 % de femmes et 53 % d’hommes, la structure générationnelle est diversifiée (38,1 % de baby-boomers, 27,0 % de génération X, 22,4 % de millénariaux) et la composition linguistique reflète bien la population québécoise (75,4 % de francophones, 5,7 % d’anglophones, 10,6 % de bilingues français-anglais et 8,3 % d’allophones).Footnote 5
Ces enquêtes d’opinion incluent des mesures des variables clés pour notre étude. Premièrement, la perception de menace à l’égard du français est mesurée à l’aide de la question suivante : « Selon vous, la langue française est-elle menacée au Québec? » qui est identique dans tous les sondages utilisés.Footnote 6 Nous générons une variable dichotomique où les répondants ayant sélectionné « Oui » sont codés 1 et ceux ayant sélectionné « Non » sont codés 0. Les répondants ayant répondu « Je ne sais pas/préfère ne pas répondre », qui ne représentent que 2,9 % des réponses initiales, sont exclus des analyses. Inclure cette faible proportion de répondants n’affecte pas les résultats. Cette mesure est identique à celle posée dans plusieurs vagues antérieures des ÉÉC (1993–2011).Footnote 7 Nous exploitons donc ces vagues pré-2019 pour documenter la trajectoire longitudinale de la perception de menace sur plus de trente ans (Figure 1), en restreignant toutefois leur usage à la description pour les raisons précédemment mentionnées.

Figure 1. Perception de menace linguistique au Québec, de 1993 à 2024.
Notes. Les intervalles de confiance à 95 % sont inclus. La ligne grise indique la tendance linéaire ajustée (droite de régression par moindres carrés ordinaires).
Le choix électoral est mesuré au moyen des indicateurs classiques. Dans l’ÉÉC de 2019 et l’ÉÉC de 2021, nous utilisons le vote rapporté dans la portion postélectorale de l’étude (« Pour quel parti avez-vous voté lors de l’élection fédérale de 2019 [2021]? »). Dans l’enquête de 2024, nous utilisons l’intention de vote (« Si des élections fédérales avaient lieu aujourd’hui, pour quel parti voteriez-vous? »). Pour assurer une comparabilité optimale, nous retenons l’appui aux quatre principaux partis présents au Québec sur la scène fédérale, à savoir le Parti libéral du Canada (PLC), le Parti conservateur du Canada (PCC), le Nouveau Parti démocratique (NPD) et le Bloc québécois (BQ). Les personnes n’ayant pas voté, ayant appuyé un autre parti ou déclarant qu’elles s’abstiendraient sont exclues des modèles de choix de vote (8,6 % des observations initiales). Afin de comparer les effets entre le modèle n’incluant que les variables sociodémographiques et celui comprenant les attitudes, nous harmonisons l’échantillon et estimons les deux modèles sur le même sous-échantillon en utilisant uniquement les cas complets (N = 3 874).
Nous circonscrivons l’analyse du comportement électoral au niveau fédéral pour des raisons méthodologiques et de comparabilité. L’indicateur central de notre étude (« Selon vous, la langue française est-elle menacée au Québec? ») est formulé de manière identique dans l’ÉÉC 2019, dans l’ÉÉC 2021 et dans notre enquête originale de 2024, ce qui permet d’assurer l’équivalence de mesure à travers les vagues et d’estimer des modèles comparables avec des effets fixes d’année. Au niveau provincial, un item directement comparable n’est pas disponible de manière récurrente dans les Études électorales québécoises (ÉÉQ). Au meilleur de notre connaissance, la question s’enquérant de la perception d’une menace à l’égard du français n’apparaît qu’en 2022. Étant donné que la combinaison des données de l’ÉÉQ de 2019 et de 2021 avec notre enquête initiale fournit un nombre d’observations nettement supérieur et que l’offre partisane varie selon les deux niveaux, nous nous concentrons sur la politique fédérale.
Les autres variables employées sont nombreuses et l’annexe fournit des détails sur leur formulation et leur opérationnalisation. Les tableaux A1 et A1.1 présentent les décisions prises en matière de codage, aussi bien pour les variables d’intérêt que pour les variables de contrôle. Concernant les variables sociodémographiques et socioéconomiques, nous considérons l’âge (divisé en cinq générations selon la classification de Dimock [Reference Dimock2019]), le revenu, le genre, le niveau d’éducation et la région de résidence du répondant.Footnote 8 Nous mesurons la langue maternelle à partir de la question « Quelle est la/les première(s) langue(s) que vous avez apprise(s) et que vous comprenez toujours? », qui permet au répondant de sélectionner plusieurs réponses. Nous distinguons quatre catégories : francophone, anglophone, bilingue français-anglais et allophone. Cette granularité nous apparaît plus inclusive que l’habituelle dichotomie francophone/non-francophone. Nous reconnaissons toutefois l’intérêt d’indicateurs alternatifs, tels que la langue d’usage (au travail ou à la maison) ou les compétences linguistiques (voir, par exemple, Chassé et Taylor, Reference Chassé and Taylor2025). Leur utilisation n’est toutefois pas possible ici, faute de mesures adéquates comparables dans les trois principales bases de données. Nous retenons donc la langue maternelle en quatre catégories, afin d’assurer la comparabilité entre les vagues et de dépasser la simple dichotomie francophone/non-francophone.
Au-delà de ces facteurs, nous incluons quatre variables clés : l’identification partisane, l’idéologie liée à l’économie (l’indice « libéralisme de marché »), l’idéologie liée aux valeurs morales et sociales (l’indice « traditionalisme moral ») et l’appui à l’indépendance du Québec. Il s’agit des quatre variables correspondant aux valeurs profondes qui influencent le plus le comportement électoral au Québec et que nous détaillons ci-dessous (Fournier et al., Reference Fournier, Cutler, Soroka, Stolle and Bélanger2013; Gidengil et al., Reference Gidengil, Blais, Everitt, Fournier and Nevitte2012; Daoust et Gareau-Paquette, Reference Daoust and Gareau-Paquette2023). Le tableau A2 présente la formulation des questions pour l’ensemble des questions utilisées.
L’identification partisane est établie à partir de la question suivante : « En politique fédérale, vous considérez-vous habituellement comme étant… » (sur la mesure de l’identification partisane, voir Heath, Reference Heath2017). Les répondants qui ne s’identifient pas à l’un des quatre principaux partis (par exemple, en indiquant « aucun de ces partis » ou « Je ne sais pas/Préfère ne pas répondre ») sont classés comme n’ayant « aucune identification partisane ». Dans les autres cas, ils sont catégorisés selon le parti choisi. Pour les deux indices liés à l’idéologie, nous suivons l’approche de Gidengil et collaborateurs (Reference Gidengil, Blais, Everitt, Fournier and Nevitte2012), considérée comme l’étalon d’or en politique canadienne. Le premier indice, appelé « traditionalisme moral », renvoie aux valeurs relatives, entre autres, aux droits des minorités et à l’égalité des genres (Gidengil et al., Reference Gidengil, Blais, Everitt, Fournier and Nevitte2012: 40). Pour mesurer cette dimension, nous retenons trois items.Footnote 9 Bien qu’ils ne couvrent pas l’intégralité du jeu de questions proposé initialement par Gidengil et collaborateurs (Reference Gidengil, Blais, Everitt, Fournier and Nevitte2012), ils constituent les seuls items disponibles dans les Études électorales canadiennes de 2019 et 2021. Le deuxième indice, désigné comme « libéralisme de marché », traite des attitudes à l’égard de la libre entreprise et du rôle de l’État dans l’économie. Là encore, nous mobilisons trois questions issues des ÉÉC de 2019 et 2021, incluses par Gidengil et collaborateurs (Reference Gidengil, Blais, Everitt, Fournier and Nevitte2012).Footnote 10 Le tableau A1.1 présente les détails (formulation des questions et opérationnalisation des items) relatifs aux deux indices idéologiques. Finalement, l’annexe A4 présente les statistiques descriptives pour l’ensemble des variables utilisées dans nos analyses.
Résultats
En premier lieu, nous examinons la proportion de la population qui considère le français comme étant menacé au Québec entre 1993 et 2024. La Figure 1 ci-dessous illustre le tout. On y dénote une augmentation importante de la proportion de personnes qui estiment que le français est menacé au Québec sur la période s’étirant sur plus de 30 ans. La proportion de répondants qui jugent le français comme étant menacé est passée d’environ une personne sur deux en 1993 et 1997 à presque trois sur quatre en 2024. Plusieurs variations intéressantes ponctuent la série temporelle, mais, dans l’ensemble, la tendance générale (illustrée par la ligne grise de régression) est claire : elle est positive et quasi linéaire.
Afin de mieux caractériser le lien entre le temps et cette perception, nous avons estimé quelques statistiques. Tout d’abord, l’augmentation est statistiquement significative : le coefficient de corrélation de Pearson entre l’année du sondage et la proportion de répondants estimant que le français est menacé est très élevé au regard des associations statistiques observées en sciences sociales (r = 0,82 ; p < 0,01), confirmant l’hypothèse 1. La relation est en outre très linéaire. Autrement dit, les données appuient l’idée d’une hausse soutenue de la perception de menace au fil du temps (sur près de trente ans), au-delà des oscillations ponctuelles. Deux constats s’imposent : une forte majorité de citoyens estime que la langue française est menacée au Québec, et cette proportion a nettement augmenté entre 1993 et 2024.
Ensuite, afin d’analyser le profil des individus qui perçoivent une menace linguistique au Québec, nous estimons une régression logistique où la variable dépendante indique si le répondant juge le français menacé (1) ou non (0). Les résultats de cette régression logistique sont présentés au tableau A5 de l’annexe. Afin de faciliter l’interprétation, nous estimons l’impact des variables sociodémographiques et socioéconomiques sur la probabilité de percevoir le français comme étant menacé. Nous présentons ensuite, à la Figure 2, les effets marginaux moyens, qui permettent une représentation visuelle et plus intuitive des écarts entre groupes de répondants. L’avantage de recourir à des effets marginaux moyens dans un modèle multivarié est qu’ils permettent de contrôler pour les effets de composition (Gidengil et al., Reference Gidengil, Nadeau and Nevitte1999; Gareau-Paquette et Daoust, Reference Gareau-Paquette and Daoust2025). Par exemple, l’effet d’une région sur la probabilité de percevoir une menace linguistique tient compte de la langue parlée, puisqu’elle est incluse comme variable explicative, évitant ainsi que l’effet observé pour la région ne soit simplement attribuable à une plus faible proportion de francophones dans ce territoire.

Figure 2. Déterminants de la perception que le français est menacé au Québec.
Notes. Régression présentée au tableau A5 de l’annexe. Les barres horizontales représentent les intervalles de confiance à 95 %. Les catégories de référence pour les variables sont : « génération Z » (pour les générations), « revenu faible » (pour le revenu), « femme » (pour le genre), « pas de scolarité/diplôme d’études secondaires » (pour l’éducation), « anglophone » (pour la langue maternelle) et « Ouest de Montréal » (pour la région).
La langue maternelle est la variable dont le pouvoir explicatif est le plus important en ce qui a trait aux questions linguistiques (Brie et Mathieu, Reference Brie and Mathieu2021; Nadeau et Fleury, Reference Nadeau and Fleury1995). La perception d’un déclin du français ne fait pas exception : même après l’ajout de contrôles, notamment la région de résidence, les personnes dont la langue maternelle est le français demeurent nettement plus susceptibles de juger le français comme étant menacé. Concrètement, avoir le français comme langue maternelle accroît d’environ 64 points de pourcentage la probabilité de percevoir le français comme étant menacé comparativement aux anglophones, notre catégorie de référence. Bien qu’il ne soit pas surprenant de constater un effet positif de ce côté, l’ampleur de cet effet, même après avoir contrôlé pour plusieurs facteurs (dont la région), est remarquable. De plus, un constat intéressant concerne les comparaisons qui vont au-delà de la dichotomie anglophone-francophone, en recourant aux catégories de langues maternelles prédéfinies par Statistique Canada (Statistique Canada, 2023). En effet, tant les personnes bilingues (français et anglais) que les allophones sont davantage enclines à s’inquiéter du sort du français que les anglophones, avec, respectivement, une augmentation statistiquement significative de l’ordre de 36 et de 23 points de pourcentage dans les effets marginaux moyens, par rapport aux anglophones. Autrement dit, tant les bilingues que les allophones sont plus susceptibles de considérer que le français est menacé au Québec comparativement aux anglophones. Par ailleurs, les bilingues présentent une probabilité plus élevée que les allophones, un écart substantiel d’environ 13 points de pourcentage.
Ces résultats corroborent l’hypothèse 2 : à caractéristiques comparables, les francophones sont les plus susceptibles de percevoir le français comme menacé, suivis des bilingues, puis des allophones, tandis que les anglophones sont les moins enclins à avoir cette perception. Ce constat demeure lorsque nous contrôlons pour la région, l’âge, le genre, le revenu, la scolarité et l’année de sondage, ce qui indique que l’effet ne s’explique pas uniquement par des effets de composition contextuels (par exemple, le fait de vivre à Montréal, d’être plus aisé financièrement, etc.). Il est conforme à l’attente théorique selon laquelle le sentiment de menace linguistique est plus fort pour les francophones et qu’il touche aussi, quoique à un moindre degré, les bilingues et les allophones, sans se confondre avec des clivages de « classe » (revenu, éducation).
De plus, des écarts substantiels apparaissent entre les générations quant à la perception selon laquelle le français est menacé. Dans la Figure 2, les effets s’interprètent en comparaison à la génération Z (dont la tranche d’âge varie, allant de 18 à 22 ans en 2019 et de 18 à 27 ans en 2024) et illustrent des effets qui ne sont pas strictement linéaires, contrairement à l’idée voulant que « plus l’on est âgé, plus l’on s’inquiète de la langue ». Les résultats sont plus complexes. Premier constat : les millénariaux, nés entre 1981 et 1996, se distinguent clairement de la génération Z, mais de manière négative. En effet, la probabilité de percevoir le français comme étant menacé est d’environ 6 points de pourcentage de moins chez les millénariaux, en comparaison à la génération Z. On a parfois tendance à regrouper à tort « les jeunes » (les Z et les millénariaux) en supposant qu’ils seraient moins sensibles aux enjeux linguistiques. Or, nos résultats suggèrent que la génération Z perçoit davantage la langue française comme étant menacée que leurs aînés immédiats. Deuxième constat : la génération X, pour sa part, ne se distingue pas significativement de la génération Z, ce qui contribue encore à complexifier l’idée selon laquelle la sensibilité à l’égard de la situation linguistique évoluerait de façon unidirectionnelle avec l’âge. Troisième constat : nous observons des effets notables parmi les cohortes plus âgées. D’un côté, la génération silencieuse (née avant 1946) présente une hausse d’environ 8 points de pourcentage sur la perception de menace de la langue française comparativement à la génération Z. De l’autre, le sommet est atteint chez les baby-boomers, pour qui l’effet positif est d’environ 11 points de pourcentage. Autrement dit, les données contredisent l’idée que plus une personne est âgée, plus elle sera, graduellement et de manière plutôt linéaire, sensible à la question linguistique et plus susceptible de percevoir le français comme étant menacé.
Contrairement aux effets de génération, aucun clivage économique en matière de perception du déclin du français ne ressort de nos modèles. Les coefficients liés au revenu (qu’il soit moyen, supérieur ou élevé) ne sont pas significatifs, tout comme ceux associés au fait d’avoir un diplôme universitaire ou non. Cela renforce l’idée qu’il n’y a pas de clivage de « classe » sur l’enjeu linguistique, puisque ni le revenu ni l’éducation ne semblent distinguer les individus quant à leur propension à croire que le français est menacé.
Pour ce qui est du genre, nous nous concentrons sur les différences entre les hommes et les femmes. La Figure 2 illustre que le fait de s’auto-identifier comme un homme plutôt que comme une femme a un effet négatif statistiquement significatif sur la probabilité de considérer le français comme étant menacé au Québec. Cet effet est toutefois très faible (3 points de pourcentage). Il semble donc y avoir une différence de genre réelle, mais somme toute limitée entre les genres.
Enfin, en ce qui concerne les régions, il existe plusieurs clivages régionaux au Québec et l’on pouvait s’attendre à ce que certains se reflètent également dans le cas des préoccupations linguistiques. Dans la Figure 2, la catégorie de référence est l’ouest de l’île de Montréal. Une fois les effets de la langue maternelle et des autres variables contrôlées, toutes les régions se distinguent par des niveaux plus élevés de perception de menace envers le français au Québec, par rapport à l’ouest de l’île de Montréal, bien que l’ampleur de ces effets varie sensiblement. Alors que plusieurs régions sont associées à des effets se situant autour de +15 à +20 points de pourcentage de considérer le français comme étant menacé (par exemple, la Montérégie, le Bas-du-Fleuve, l’Est-du-Québec, l’Outaouais, etc.), Chaudière-Appalaches se démarque par un effet plus faible, d’environ +7 points. La région de Québec (c’est-à-dire la région administrative de la Capitale-Nationale) se situe quant à elle à +11 points, comparativement à l’ouest de l’île de Montréal. Lanaudière présente la hausse la plus marquée, avec un effet d’environ +24 points. Ces variations régionales témoignent d’importantes différences attitudinales face à l’enjeu linguistique. Chaudière-Appalaches et la région de Québec, lesquelles sont parfois étudiées dans le cadre du « mystère de Québec » (Daoust, Reference Daoust2017), se distinguent généralement par une moindre importance accordée aux enjeux non économiques, d’où un écart plus modéré par rapport à l’ouest de Montréal. En somme, toutes les régions du Québec diffèrent de l’ouest de l’île de Montréal sur la question du niveau de menace à l’égard du français. Nous notons également que Chaudière-Appalaches et la région de Québec se distinguent moins fortement de l’ouest de l’île de Montréal (Daoust et Gareau-Paquette, Reference Gareau-Paquette and Daoust2025).
Après avoir examiné plus en détail les déterminants de la perception de menace linguistique, nous nous penchons maintenant sur l’effet de considérer le français comme étant menacé au Québec sur les préférences électorales en politique fédérale. Pour ce faire, nous estimons une régression logistique multinomiale, avec le choix électoral des répondants comme variable dépendante. Nous examinons deux modèles. Dans un premier temps, nous étudions l’impact de la perception de considérer le français comme étant menacé sur le vote (M1), en ne contrôlant que pour des variables sociodémographiques : l’âge (génération), le revenu, le genre, le niveau d’éducation, la langue maternelle et la région. Nous contrôlons également pour les différents sondages avec des effets fixes dans nos régressions. Dans un second temps, nous ajoutons l’identification partisane, l’appui à l’indépendance du Québec, ainsi que les deux « orientations idéologiques générales » identifiées par Gidengil et collaborateurs (Reference Gidengil, Blais, Everitt, Fournier and Nevitte2012) (à savoir l’indice de « traditionalisme moral » et de « libéralisme de marché », tels que décrits précédemment) (M2). Ces deux régressions multinomiales sont présentées en annexe. Pour visualiser et comparer l’effet de la perception de la menace envers le français sur le choix électoral aux élections fédérales, la Figure 3 présente les effets marginaux moyens.Footnote 11 Le panneau du haut illustre les effets marginaux issus du modèle basé sur les résultats du tableau A6, tandis que le panneau du bas montre les effets dérivés du modèle basé sur les résultats du tableau A7. Ces résultats sont également reproduits séparément par sondage au graphique A1, montrant que les effets vont systématiquement dans la même direction et qu’ils sont relativement stables.
D’abord, les résultats illustrés dans le panneau du haut (M1) de la Figure 3, où nous ne contrôlons que pour les variables sociodémographiques—c’est-à-dire la génération, le revenu, le genre, l’éducation, la langue maternelle et la région de résidence—et l’année électorale montrent que la perception de menace linguistique a des effets statistiquement significatifs et substantiels sur l’appui à l’ensemble des principaux partis fédéraux. Plus précisément, estimer que le français est menacé est associé à une probabilité accrue d’environ 41 points de pourcentage d’appuyer le Bloc québécois (BQ). À l’inverse, cette perception a un effet négatif sur le soutien à l’égard des autres partis fédéraux : pour le Nouveau Parti démocratique (NPD), percevoir le français comme étant menacé est associé à une baisse de 7 points de pourcentage dans la probabilité de voter pour cette formation politique. Pour le Parti conservateur du Canada (PCC), cette baisse est encore plus marquée, avec une diminution de 13 points de pourcentage. Enfin, percevoir le français comme étant menacé est associé à une baisse de 22 points de pourcentage dans la probabilité de voter pour le Parti libéral du Canada.
Ces résultats pourraient néanmoins être attribuables à des attitudes politiques plus profondes, comme l’appui à l’indépendance du Québec, plutôt qu’à la perception de menace linguistique. Autrement dit, l’effet positif apparent en faveur du Bloc québécois pourrait refléter un biais de sélection : les répondants souverainistes, qui ont davantage tendance à voter pour le Bloc québécois, sont aussi plus susceptibles de percevoir le français comme menacé. Par conséquent, en ne contrôlant pas pour les attitudes à l’égard de l’indépendance, nous risquons de confondre l’effet sur le vote d’être en faveur de la souveraineté avec l’effet propre de percevoir une menace linguistique. C’est pourquoi le second modèle contrôle pour l’identification partisane, pour les valeurs économiques et morales profondes, de même que pour l’appui à l’indépendance du Québec.
Sans surprise, les effets marginaux moyens de la perception de menace linguistique sont réduits une fois les contrôles pour les valeurs profondes et l’identification partisane ajoutés aux facteurs sociodémographiques. Néanmoins, les résultats présentés à la Figure 3 (panneau du bas) montrent que la perception d’une menace linguistique continue d’avoir des effets statistiquement significatifs pour l’ensemble des partis. Plus précisément, percevoir le français comme menacé augmente la probabilité de voter pour le Bloc québécois d’environ 14 points de pourcentage, même après avoir contrôlé pour ces variables supplémentaires. Ce résultat indique que la question linguistique demeure un déterminant important du soutien au BQ, d’autant plus que les électeurs de ce parti sont plus susceptibles de considérer la langue française comme menacée.
Du côté des trois autres principaux partis fédéraux, percevoir le français comme étant menacé a une fois de plus un effet négatif sur le vote en leur faveur, bien que les impacts soient à nouveau plus modestes que dans le modèle précédent. Pour le NPD, les effets marginaux moyens illustrent que cette perception réduit la probabilité de soutien à l’endroit du parti de 5 points de pourcentage. Dans le cas du PCC, la diminution en termes d’effets marginaux est plutôt de 3 points de pourcentage alors que, pour le PLC, percevoir le français comme étant menacé est associé à une baisse de 6 points de pourcentage dans la probabilité de soutien. Ainsi, même en tenant compte de l’identification partisane et des orientations idéologiques en plus des variables sociodémographiques et de l’année électorale, nos résultats démontrent que la perception de la menace linguistique a un effet statistiquement significatif et substantiellement important sur les choix de vote des Québécois. De plus, cette perception est particulièrement associée à une augmentation de la probabilité de voter pour le Bloc québécois, tout en étant simultanément associée à une diminution du soutien aux trois autres principaux partis fédéraux.
Conclusion
La perception selon laquelle la langue française serait menacée au Québec est un objet d’étude central en politique québécoise, de même qu’en politique canadienne, notamment en contexte où les francophones sont en situation minoritaire (Cardinal et al., Reference Cardinal, de Moissac and Deschênes-Thériault2023). Comprendre l’opinion publique quant à la survie du français, son évolution à travers le temps, de même que ses conséquences politiques nous apparaît essentiel, particulièrement dans un contexte de changements sociodémographiques structurels et de pressions liées à la mondialisation. Or, très peu d’études s’attardent à ces enjeux, notamment parce que les données et les indicateurs nécessaires pour les étudier sont limités. Les Études électorales canadiennes récentes (de 1993 à 2021, mais en particulier celles de 2019 et 2021) permettent de pallier en partie cette limite. En plus d’intégrer ces enquêtes, nous avons collecté des données originales provenant d’un sondage mené en 2024 afin d’améliorer notre compréhension du clivage linguistique au Québec à travers une perspective longitudinale. La période étudiée, notamment pour ce qui est des analyses sur le choix électoral, couvre plusieurs politiques très intéressantes liées aux enjeux linguistiques. À l’échelle fédérale, mentionnons que le gouvernement a entrepris de moderniser la Loi sur les langues officielles à partir de 2022. Au provincial, pensons à la période 2018–2022 où le gouvernement a renforcé le mandat de l’OQLF, a créé le poste de Commissaire à la langue française et a révisé la Loi 101 dans l’objectif de la bonifier.
Nos résultats apportent des réponses à plusieurs questions de recherche que nous croyons importantes. Tout d’abord, la plus élémentaire, mais non moins fondamentale, concerne la description systématique du sentiment de menace. L’hypothèse 1 est confirmée : depuis 1993, la proportion de personnes qui estiment que le français est menacé au Québec est en hausse, et cette évolution se caractérise par une progression très linéaire malgré certaines fluctuations. Cette proportion passe d’environ 51 % en 1993 à 74 % en 2024.
Deuxièmement, nos résultats révèlent que cette perception selon laquelle la langue française est menacée au Québec n’est pas homogène à travers la population. Il existe certaines différences entre les groupes sociaux. Par exemple, entre 2019 et 2024, 73 % des personnes titulaires d’un diplôme secondaire ou moins estiment que le français est en péril, contre 69 % des répondants détenant un diplôme collégial ou ayant fréquenté l’université sans l’avoir terminée, et 65 % des diplômés universitaires. Bien que ces écarts existent, une nette majorité des répondants, quel que soit leur niveau de scolarité, considère le français comme étant menacé. Ce consensus est d’autant plus remarquable que, sur d’autres enjeux politiques, l’éducation (à l’instar de l’âge) agit souvent comme un facteur de polarisation (Bélanger et al., Reference Bélanger, Daoust, Mahéo and Nadeau2022; Grossmann et Hopkins, Reference Grossmann and Hopkins2024). De plus, conformément à l’hypothèse 2, le fait de juger que le français est menacé varie fortement en fonction de la langue maternelle. À caractéristiques comparables, les francophones affichent la probabilité la plus élevée de percevoir le français comme menacé, suivis des bilingues français-anglais et des allophones, tandis que les anglophones sont les moins enclins à exprimer cette perception. Ces écarts, substantiels en valeur absolue, demeurent statistiquement significatifs même lorsque nous tenons compte des caractéristiques sociodémographiques des répondants (par exemple, la région, l’âge, etc.). Autrement dit, après avoir contrôlé pour les effets de composition, c’est d’abord la langue maternelle qui façonne la perception selon laquelle le français est menacé.
Troisièmement, nous avons également illustré que la perception d’une menace linguistique est intimement liée au choix électoral lors des élections fédérales, et ce, même lorsque nous tenons compte de l’identification partisane, mais aussi des orientations idéologiques et des attitudes à l’égard de la souveraineté des électeurs. Ces résultats suggèrent que les enjeux linguistiques constituent, encore de nos jours, un facteur crucial pour mieux saisir la politique québécoise et canadienne, notamment la politique électorale. Dans l’ensemble, nos constats par rapport à l’importance du sentiment de menace pour la langue française au Québec devraient, selon nous, être pris en compte, et la mise en place de collectes régulières de ce type de données serait utile. Cela serait non seulement bénéfique pour mieux saisir les dynamiques politiques québécoises, mais également pour informer les mécanismes de prise de décision dans les institutions publiques québécoises.
Quatrièmement, nos constats s’inscrivent dans la littérature sur la reconfiguration des clivages et la montée du nationalisme identitaire au Québec (Nadeau et collaborateurs, Reference Nadeau, Daoust, Bélanger and Dassonneville2026), où la « question nationale » se traduit de plus en plus par des enjeux de protection linguistico-culturels. Cela implique de concevoir le clivage linguistique comme un clivage attitudinal fondé sur la perception selon laquelle le français serait menacée, distinct des appartenances linguistiques, mais tout aussi important. Il en découle des implications analytiques claires : ce clivage linguistique se concentrant sur la perception de menace pour le français (conception attitudinale du clivage) a un effet politique qui doit être distingué de la langue maternelle (conception du clivage selon une variable sociodémographique) et d’autres valeurs politiques liées à l’idéologie ou encore à l’indépendance du Québec.
Notre étude n’est toutefois pas sans limite. Par exemple, nous aurions souhaité intégrer le degré d’attachement au Québec dans nos analyses. Sur le plan conceptuel, l’attachement au Québec pourrait agir à la fois comme médiateur et comme modérateur de la relation entre la perception de menace linguistique et le vote. Nous encourageons les chercheurs et chercheuses qui auront éventuellement accès à des données pouvant permettre ce genre de test à intégrer ces analyses. Par ailleurs, les contraintes de disponibilité des données nous ont conduits à nous concentrer sur la langue maternelle; des indicateurs complémentaires, tels que la langue d’usage ou les compétences linguistiques, pourraient être intégrés dans de futures recherches. Finalement, une extension naturelle de notre travail consisterait à analyser les conséquences électorales de la perception de menace linguistique sur la scène provinciale (voir Bélanger et Godbout [Reference Bélanger and Godbout2025] pour une étude sur l’effet du sentiment de menace linguistique et culturelle lors de l’élection québécoise de 2022), dès que des données comparables seront disponibles sur plusieurs cycles électoraux. Une telle analyse enrichirait une littérature encore largement théorique (Boily, Reference Boily2022; Rousseau, Reference Rousseau2021) sur l’incarnation et les mutations du nationalisme au Québec, en mettant en évidence une composante essentielle et de plus en plus saillante : le sentiment de menace linguistique. Les enjeux liés aux questions linguistiques sont importants. Tel qu’illustré dans cet article, ils ont notamment des conséquences électorales cruciales. Nous espérons que notre travail favorisera un intérêt renouvelé pour ces enjeux dans les études électorales et d’opinion publique en politique canadienne et québécoise.
Supplementary material
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